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[ 30 janvier 2019 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Prostitution forcée : un déficit fonctionnel mais pas un préjudice exceptionnel

Le préjudice d’avilissement qui résulte du fait d’avoir été victime de prostitution forcée fait partie intégrante du poste de préjudice des souffrances endurées et, après consolidation, du déficit fonctionnel permanent, mais ne constitue pas un préjudice exceptionnel permanent.

L’atteinte à l’intégrité corporelle peut être la source de préjudices tant patrimoniaux qu’extrapatrimoniaux. Ces derniers sont pris en compte à l’aune de la nomenclature Dintilhac, pourtant dépourvue de valeur légale, par l’ensemble des acteurs de l’indemnisation de tels préjudices, et notamment par les juridictions judiciaires. Cette nomenclature reconnaît en ce domaine l’existence de dix chefs de préjudices indemnisables ayant pour objet la réparation des différentes facettes des conséquences morales de l’atteinte corporelle. Celles liées aux troubles causés dans les conditions d’existence de la victime, liés aux perturbations dans sa vie personnelle, familiale et sociale, sont aujourd’hui indemnisés par le biais de ce que l’on appelle le « déficit fonctionnel ». Temporaire ou permanent, ce préjudice est désormais clairement reconnu comme un préjudice de nature extrapatrimoniale, dont l’indemnisation peut être demandée avant comme après la consolidation (Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829). Relève de ce déficit fonctionnel le préjudice d’avilissement né du fait d’avoir été victime de prostitution forcée. Tel est le premier et principal enseignement des trois décisions rapportées.

Trois victimes de prostitution forcée et de traite d’êtres humains avaient obtenu du juge pénal diverses sommes en réparation de leurs préjudices, l’une de ces sommes ayant été destinée à indemniser leur « préjudice d’avilissement ». Toutefois, la commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) par ailleurs saisie avait refusé d’indemniser ce préjudice au titre du déficit fonctionnel. En appel en revanche, les juges ont accepté d’inclure, au titre des souffrances endurées, le préjudice d’avilissement en étant résulté au titre du déficit fonctionnel temporaire et, après consolidation, de celui du déficit fonctionnel permanent. Ils n’avaient toutefois pas, à ce dernier titre, accédé à la demande des victimes de constater l’existence d’un préjudice permanent exceptionnel, englobant, selon la nomenclature précitée, l’ensemble « des préjudices extraptrimoniaux, atypiques, directement liés au handicap permanent, qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison soit de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturelles ou industrielles ou d’attentats ».

Dans leur pourvoi formé devant la Haute cour, les victimes soutenaient que l’atteinte à leur dignité humaine et à leur liberté individuelle par la prostitution forcée constituait un préjudice permanent exceptionnel que la cour d’appel aurait dû reconnaître ; deux d’entre elles invoquaient également leur droit à être indemnisées au titre de la spécificité de leur préjudice né du fait d’avoir été victimes de traite d’êtres humains, en sorte qu’en leur refusant ce droit, la cour d’appel aurait violé les articles 4 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que les 4 et 15 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée par la France le 16 mai 2005.

La Cour de cassation rejette leur pourvoi, au motif que le préjudice moral lié aux souffrances psychiques doit, comme l’ont retenu les juges du fond, être inclus dans le poste préjudice temporaire des souffrances endurées ou dans celui de préjudice du déficit fonctionnel permanent, en sorte qu’il ne peut pas être indemnisé séparément, « quelle que soit l’origine de ces souffrances ». Elle approuve ainsi la cour d’appel d’avoir inclus le préjudice d’avilissement au sein des souffrances endurées comme d’avoir exclu, et c’est le second enseignement de ces trois solutions, l’existence d’un préjudice permanent exceptionnel. 

Le principe de la réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit pour la victime, implique d’accommoder tel ou tel préjudice extrapatrimonial permanent à la réalité « soit des circonstances et de la nature du fait dommageable ». C’est la raison pour laquelle, en 2005, le rapport Dintilhac a suggéré de créer un poste « Préjudices permanents exceptionnels », à l’effet de favoriser l’indemnisation des traumatismes durables atteignant certaines victimes en raison de la nature particulière de l’événement qui est à l’origine de leur dommage, tel qu’un attentat ou une catastrophe collective. » (Jean-Pierre Dintilhac, Président du groupe de travail). Ce poste vise des préjudices spécifiques liés à des événements exceptionnels comme des attentats, des catastrophes collectives naturelles ou industrielles de type « A.Z.F. », tels que, notamment, celui qui prive la victime de confession musulmane de pratiquer sa religion, ne pouvant définitivement plus s’agenouiller pour prier, ou encore celui qui retire à une victime d’origine japonaise la possibilité de s’incliner pour saluer, signe d’une grande impolitesse dans son pays. Par un arrêt récent du 1er février 2017 (n° 16/00251), la Cour d’appel de Riom a alloué 30 000 euros au titre du préjudice permanent exceptionnel à la victime qui «  a dû séjourner définitivement en milieu hospitalier, sans possibilité de reprendre la vie à son domicile ». Cela étant, l’indemnisation de ce poste de préjudice est très rare, notamment parce que sa qualification dépend, comme en témoignent les décisions rapportées de sa différenciation avec le déficit fonctionnel permanent, comme elle doit l’être avec le préjudice esthétique (Civ. 2e, 15 déc. 2011, n° 10-26.386, Civ. 2e, 16 janv. 2014, n° 13-10.566).

Antique condamnation, certains travaux forcés méritent en tous cas réparation.

Civ. 2e, 13 déc. 2018, n°18-10.27617-28.71618-10.277

Références

■ Fiches d’orientation Dalloz : Responsabilité (Dommage)

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 4

« Interdiction de l’esclavage et du travail forcé 1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude. 2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.  3. N’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » au sens du présent article : a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle ; b) tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à la place du service militaire obligatoire ; c) tout service requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le bien-être de la communauté ; d) tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales. »

■ Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains 

Article 4

« Définitions : Aux fins de la présente Convention: a "L’expression « traite des êtres humains » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ; b Le consentement d’une victime de la « traite d’êtres humains » à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa (a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa (a) a été utilisé ; c le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une « traite des êtres humains » même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa (a) du présent article ; d le terme « enfant » désigne toute personne âgée de moins de dix-huit ans ; e le terme « victime » désigne toute personne physique qui est soumise à la traite des êtres humains telle que définie au présent article. »

Article 15

« Chaque Partie garantit aux victimes, dès leur premier contact avec les autorités compétentes, l’accès aux informations sur les procédures judiciaires et administratives pertinentes dans une langue qu’elles peuvent comprendre. 2 Chaque Partie prévoit, dans son droit interne, le droit à l’assistance d’un défenseur et à une assistance juridique gratuite pour les victimes, selon les conditions prévues par son droit interne. 3 Chaque Partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d’infractions. 4 Chaque Partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l’indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l’établissement d’un fonds pour l’indemnisation des victimes ou d’autres mesures ou programmes destinés à l’assistance et l’intégration sociales des victimes qui pourraient être financés par les avoirs provenant de l’application des mesures prévues à l’article 23. »

■ Civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-16.829 P: D. 2009. 1606, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2010. 49, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2009. 534, obs. P. Jourdain

■ Riom, 1er févr. 2017, n° 16/00251

■ Civ. 2e, 15 déc. 2011, n° 10-26.386

■ Civ. 2e, 16 janv. 2014, n° 13-10.566 P:  D. 2014. 571, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, H. Adida-Canac, E. de Leiris, T. Vasseur et R. Salomon ; ibid. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon

 

Auteur :Merryl Hervieu


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