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Philosophie, théorie et sociologie du droit
Qu’est-ce que la RSE (pour toi) (1) ?
À l’heure dite, dans la salle d’attente de cet élégant immeuble parisien, un pas léger se fait entendre. Clara B., fondatrice de The Emotional Law Office, s’avance.
Dans une robe ivoire, la silhouette, fine, dégage une énergie enveloppante. Pas de poignée de mains, mais un sourire et quelques paroles de bienvenue mettent d’emblée Cléophée en confiance. Elle découvre un bureau convivial, bleu pâle, agrémenté de vases anciens.
Assise en face d’elle autour d’une table basse circulaire, Clara B. entame immédiatement l’entretien d’embauche :
_ Votre expérience d’avocate en corporate dans un cabinet d’affaires international renommé tel que W. conviendrait _ possiblement _ à notre département « Sociétal ». Je serai directe.
Son regard, d’un bleu intense, plonge dans celui de Cléophée :
_ Que pensez-vous de la RSE ?
Cléophée hésite. Tenir un propos convenu mais ennuyeux, ou rester elle-même et risquer de voir ce poste lui échapper ?
Elle se jette à l’eau :
_ En 2013, encore étudiante, j’avais déjà été déconcertée à la lecture de l’alinéa 1er de l’article 1832 du Code civil : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent…
Elle cherche un peu ses mots.
_… par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. » Comment maintenir une telle rédaction dissociée des enjeux sociétaux de notre époque ? Il me paraissait évident d’envisager une approche nouvelle de l’entreprise, dépassant sa seule fonction économique. La Corporate social responsibility, la Stakeholder Theory, les travaux de l’Ecole de Rennes, m’ont apporté des pistes de réflexion. Et donc, assez naturellement, j’ai suivi l’essor en France de la responsabilité sociétale des entreprises, la RSE.
_ Et alors ? questionne Clara B., imperturbable.
_ Faire en sorte que l’entreprise assume l’impact de son activité en matière environnementale, sociale, et considère l’ensemble de ses parties prenantes _ associés, salariés, créanciers, clients, partenaires _ est une évolution selon moi nécessaire.
_ La loi Pacte du 22 mai 2019 a réalisé de belles avancées ! affirme Clara B. Comme permettre à une société d’insérer hors ou dans ses statuts sa raison d’être en affirmant les principes ou valeurs auxquels elle entend souscrire au sein de dans son activité.
Cléophée se sait sondée, mais ne peut réprimer une légère moue :
_ Leur portée serait plus forte si ces principes étaient spécifiés dans les statuts, et réellement incarnés dans la société.
Clara B. insiste :
_ La loi Pacte accorde à une société commerciale la possibilité de faire publiquement état de sa qualité de société à mission. Ce n’est pas rien ?
_ En effet mais à diverses conditions, notamment si les statuts précisent une raison d’être, les objectifs sociaux et environnementaux de la société et les modalités du suivi de la mission avec la mise en place d’un comité dédié. Un organisme tiers indépendant vérifie l’exécution des objectifs, etc. Toutefois s'enhardit Cléophée, en cas de non-respect de l’une des conditions, le représentant légal de la société peut simplement être enjoint de supprimer la mention « société à mission » des documents sociaux. Que craindre donc, sinon un éphémère préjudice d’image ou de réputation ? J’espère que certains choisiront, non pas de se donner bonne conscience, de faire du socialwashing, mais de créer un nouveau langage, visionnaire, de l’entreprise…
Clara B. se cale dans son fauteuil. Son regard se fait plus incisif :
_ Quoi qu’il en soit, se prévaloir de la raison d’être ou de la qualité de société à mission relève d’une démarche volontaire. Mais la loi Pacte a complété l'article 1833 du Code civil avec un nouvel alinéa : « La société est gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » Avec cet ajout, la RSE semble devenir contraignante, n’est-ce pas ?
_ Oui, semble. Une nuance de taille, avance Cléophée. Prenons un exemple : les sociétés cotées et non cotées sont tenues de publier chaque année une déclaration annuelle de performance extra-financière, la DPEF, à hauteur de certains seuils, notamment plus de 500 salariés. Cette déclaration doit être insérée dans le rapport de gestion et présenter des informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité : ses engagements sociétaux en faveur du développement durable, de l’économie circulaire, de la lutte contre le gaspillage alimentaire, blablabla. Des lois étendent régulièrement le domaine de cette obligation de produire… un discours de justification. Mais est-ce que dire, c’est faire ?
_ Si la DPEF n'est pas insérée dans le rapport de gestion, une sanction est prévue, intervient Clara B. en remplissant d'eau fraîche le verre de Cléophée.
_ Oui, tout intéressé peut demander au président du tribunal en référé d’enjoindre, le cas échéant sous astreinte, au conseil d’administration ou au directoire de communiquer ces informations. En cas de succès de la demande, leurs membres supportent individuellement ou solidairement l’astreinte et les frais de procédure. Leur sommeil en est-il troublé… ?
Clara B. reste silencieuse.
_ Cette fameuse DPEF, poursuit Cléophée, correspond à l’application de la Non Financial Reporting Directive en France, elle-même remplacée par la Corporate Sustainability Reporting Directive la CSRD de 2022. Elle met en place, à compter de 2024, des normes européennes de reporting de durabilité plus exigeantes, obligatoires et applicables de façon différée à un nombre croissant d’entreprises.
Elle marque une pause avant de reprendre.
_ Mais sérieusement, l’empilement normatif RSE apporte-t-il un frein significatif à la marchandisation de la Terre ? À la pollution croissante de l'air, de l'eau, des océans, des sols, de l’alimentation, à la réduction accélérée de la biodiversité et à la menace accrue de catastrophes à grande échelle ?
_ Comme disait Montesquieu, remarque Clara B. : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».
_ Mais personne, lance Cléophée, ne lit plus De l’Esprit des Lois ! Et c’est aussi pour cela qu’aujourd’hui, nous sommes dans… une impasse.
Elle avale une gorgée d’eau.
_ L’avenir dira l’efficacité réelle de cette avalanche normative, reprend Clara B. d’une voix sombre. Hélas ! l’incompatibilité entre notre système économique actuel et la biosphère est radicale.
Au loin, l’orage gronde. Cléophée repose son verre, décidée à exprimer le fond de sa pensée :
_ Une part de moi aspire à un changement de paradigme. La mythologie moderne _ la recherche effrénée de profit sur une planète aux ressources prétendument inépuisables _ est obsolète. Dans un contexte caractérisé par l’incertitude, la complexité, l’autonomie des acteurs et la responsabilité, notre représentation de l’entreprise doit évoluer.
_ Je comprends votre point de vue, affirme Clara B. après un certain silence. La RSE n’est pas un simple outil de performance et d’attractivité. Dans un monde sous tension, seules les organisations responsables, et donc capables de se projeter dans une interdépendance, des interactions qualitatives, avec d’autres systèmes sociaux _ la famille, l’économique, le politique _ et l’ensemble de l’écosystème se pérenniseront, ou simplement survivront. La route sera moins périlleuse pour les managers conscients que l’entreprise est constituée de personnes et de relations en perpétuelle mutation. Et qu’il leur appartient de développer une pensée globale, une gouvernance collégiale avec l’ensemble des parties prenantes, de placer les enjeux sociétaux au cœur de leur processus de décision, comme de respecter un code de valeurs.
_ La judiciarisation de la RSE pourrait être un levier efficace, suggère Cléophée. Prenez cette année 2023. Le tribunal administratif de Paris a condamné l’État pour préjudice écologique résultant de la contamination généralisée des eaux et des sols par les substances actives de produits phytopharmaceutiques et du déclin de la biodiversité. Une juge du Montana a donné raison à de jeunes Américains qui ont accusé leur État, en favorisant l’industrie des énergies fossiles, d’enfreindre leur droit constitutionnel à un environnement propre et sain. Des ONG ont assigné Danone devant le tribunal judiciaire de Paris pour la contraindre à s’affranchir de sa dépendance au plastique, en invoquant le non-respect du devoir de vigilance imposé par la loi du 27 mars 2017 aux grandes entreprises. Ses concurrents doivent se frotter les mains…
Clara B. l’écoute avec attention.
_ Mais il existe des freins, ajoute Cléophée. Par exemple, en cas de pollution massive, la responsabilité pénale personnelle du dirigeant, en particulier d’une entreprise transnationale, une mesure réellement impactante pour l’intéressé, reste encore exceptionnelle : difficile identification des responsables, nébuleuse de sociétés-écrans domiciliées dans des paradis fiscaux…
_ Oui, approuve Clara B. Mais ce n’est pas une fatalité.
_ La question de l’acceptation émotionnelle du durcissement _ réel _ des normes RSE, enchaîne Cléophée, est une clé. L’intensification du changement climatique la rendra brûlante.
Avec un sourire, Clara B. se lève.
_ Vous le savez, Cléophée, The Emotional Law Office développe des projets davantage porteurs de sens que la seule recherche du profit : des « attracteurs » collectifs positifs. J’ai l’intuition qu’ici, vous saurez vous distinguer. Et si je vous faisais visiter votre futur bureau ?
(1) Pour aller plus loin : Cl. Champaud, Manifeste pour la doctrine de l’entreprise. Sortir de la crise du financialisme, Larcier, 2011, p. 14 s. ; M. Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper. Ou comment humaniser la mondialisation, Seuil, 2013, p. 140 s. ; P. Drucker, Structures et changements. Balises pour un monde différent, Village mondial, 1996, p. 95 s. ; Fondation Drucker, L’Entreprise de demain, Village mondial, 1998, p. 237 s. ; C. civ., art. 1835 ; C. com., art. L. 210-10, L. 225-102-1.
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