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Philosophie, théorie et sociologie du droit
Qu’est-ce que l’accélération (pour toi) ?1
Sur le chemin peu fréquenté qu’elle emprunte désormais, Cléophée Lone se hâte lentement. La sonnerie de son téléphone portable au fond d’une poche de son Perfecto la fait soudain tressaillir. Stress. Des souvenirs ressurgissent. À grande vitesse défilent des images, des paroles de son ancienne vie chez WFirst & Fast Law Office. Sa vie d’avant la fracture.
Il lui revient en mémoire ce soir où elle avait interpellé cette jeune avocate spécialisée en corporate/M&A, comme elle. Et pourtant si différente.
En remuant frénétiquement sa cuillère dans son mug, elle lui avait confié : « La vie s’accélère, Jade. On fait plus, en moins de temps et en même temps. Chez soi, on avale en mode automatique le plat réchauffé au micro-ondes, un œil sur l’écran de l’ordinateur et l’autre sur le smartphone scotché à la main. Au travail, on enchaîne une avalanche ininterrompue - et sans cesse interrompue - de documents à analyser, à commenter, de mails/sms auxquels on répond ASAP. Et pour des joint ventures/LBO/procédures collectives/restructuring/fusions-acquisitions de sociétés, j’en accumule, des déplacements et des nocturnes ! »
Jade l’avait interrompue net : « Ici, la charge de travail n’est pas un scoop et tu es là pour apprendre. Réjouis-toi plutôt de faire partie d’un cabinet d’avocats d’affaires international aussi prestigieux et stimulant que W. »
Mais Cléophée avait poursuivi : « Il suffit de consulter un code ou le Recueil Dalloz pour constater l’avalanche des normes juridiques, l’accélération de la production des lois/décrets/arrêtés/contrats/décisions de justice/recommandations/lignes directrices, etc. Sans parler des normes techniques, comptables, managériales… »
Speed, Jade jetait nerveusement de brefs coups d’œil à ses ongles vernis et à sa montre connectée.
« Regarde-moi !, s’était écriée Cléophée, un peu trop fort. Être dans l’incapacité de faire plus dans un travail qui demande toujours plus, ça m’oppresse. C’est aliénant ! Sans parler de ma rage devant la dégradation accélérée de l’environnement ! Malgré mes efforts, je ne parviens pas à rester dans le match, à m’adapter. Ma vie, c’est courir plus vite, sans atteindre les objectifs fixés, simplement pour tenter de rester sur place. Cette pression permanente de la performance, du chiffre et de l’urgence, je n’en peux plus. STOP ! Je voudrais juste ralentir, suivre mon propre rythme.
- Moi, c’est le contraire. L’accélération me fait vibrer », avait lancé distinctement la sémillante Jade en la regardant droit dans les yeux avant de filer rejoindre l’équipe corporate.
Accablée, Cléophée avait poursuivi sa navigation en eaux troubles, surnagé dans le tumulte de l’époque et du Covid.
Jusqu’à sa convocation dans le spacieux bureau, avec vue dégagée sur la Tour Eiffel, de Marten W, le charismatique senior partner. Personne ne s’y rendait sans crainte et Cléophée ne fit pas exception à la règle. Ce froid matin de janvier 2023, dans un état d’hypervigilance devenu habituel, elle l’entendit mentionner certains dossiers rendus tardivement, une facturation insuffisante, une connexion aux réunions en distanciel trop intermittente. De sa voix autoritaire, il pointa un manque d’implication, voire un esprit critique vis-à-vis de son travail. Contractée, Cléophée fit le lien avec Jade.
« Rien de grave, s’était empressé de préciser Marten W, tandis que ses yeux, d’un gris métallique, l’observaient avec attention. Juste une observation, dans votre intérêt. »
Puis, en la raccompagnant à la porte de l’ascenseur, il avait murmuré : « Vous êtes une de nos plus brillantes avocates. En passe même, cela reste entre nous, de devenir collaboratrice senior, et un jour - peut-être - associée chez W. Pourtant, je ne vous « sens » plus. Cléophée, quelle est votre… intention ? »
Déflagration intérieure.
Cléophée s’en souvient : « J’étais restée figée, dans l’incapacité de répondre. Pendant que les portes automatiques se refermaient devant moi, ma lèvre inférieure tremblait. Sidération. Qui avais-je ensuite croisé ? Aucun souvenir. Si ce n’est ce silence blanc, assourdissant. Et deux semaines clouée au fond du lit, à voir le bout de ma vie. Cervicales, dos bloqués. Bruxisme. Dignité perdue. À grands renforts d’anti-inflammatoires, j’ai fait mon état des lieux. Coupée. En rupture avec moi-même, en perte de repères. Colère rouge, écœurement, épuisement. Arrêt.
Cesser cette course est l’une des meilleures décisions que j’ai jamais prises. Mon anxiété s’est éloignée et, aujourd’hui, je me sens redevenir puissante. Après m’être occupée dans l’urgence des dossiers des autres, je vais enfin prendre le temps de l’introspection, réfléchir au sens de mon existence et choisir ce à quoi je donnerais désormais la priorité. »
La brume matinale se dissipe. En se reliant aux arbres de ce sentier de la Vallée-aux-Loups et à cette terre brune et dense sous ses pieds, Cléophée s’apaise. Il est temps de rentrer. Alors qu’elle arrive devant son immeuble à Sceaux, elle aperçoit Adam, son nouveau voisin de palier, créateur d’entreprise et passionné d’upcyling. Apparemment, celui-ci a apprécié les renseignements qu’elle lui a transmis hier, au pied levé, sur les conditions d’obtention et l’intérêt de la qualité de société à mission.
« Je t’ai fait de grands signes. À quoi pensais-tu ? » lui demande-t-il, souriant.
- À ma vie accélérée d’avant.
- Ah ! l’accélération sociale… Le progrès technologique nous promettait de disposer de plus de liberté et, pourtant, le sentiment anxiogène de manquer de temps nous obsède. Curieux paradoxe. Une journée reste une journée et cependant nous percevons notre temps comme rare, compressé. L’accès à l’information et la vitesse d’exécution des tâches augmentent… de même que les sollicitations incessantes et l’accumulation de choses à faire devant une machine. »
Adam regarde au loin : « Ma vie s’est ralentie. Comme dit la fable, rien ne sert de courir, il faut partir à point. Depuis les confinements, je prends le temps de créer et de cultiver du lien. Les jeux vidéo, les amis virtuels et l’empilement des tâches pour combler la peur du vide, terminé ! J’équilibre mon système intérieur en m’engageant régulièrement et entièrement dans une activité qui me plaît. Je suis concentré dans le moment présent, fluide, et… heureux. »
Il se tait ; elle aussi.
« Et toi, reprend Adam, qu’est-ce qui t’anime au point d’en oublier le temps qui passe ?
- Les évolutions du droit. Hier, je réfléchissais aux vertus de la lenteur », avance Cléophée, les yeux brillants.
La réplique d’Adam fuse : « Une société fondée sur la croissance, la flexibilité et le changement doit continuellement accélérer, Cléophée. »
Sans se décontenancer, celle-ci poursuit posément : « Adam, l’accélération sociale et la culture de la performance nous placent constamment, individuellement et collectivement, en situation de dette. Bien sûr, l’urgence est parfois nécessaire. Néanmoins, dans certaines circonstances, allonger les délais de réflexion apporterait un correctif, un équilibre nécessaires. Pourquoi ? Parce que le temps vide peut être créateur. Ralentir le rythme permet de renouveler nos ressources physiques, nos émotions, nos idées, aide à penser et à agir autrement. Dans un monde instable et en pénurie de temps, décélérer amènerait, dans la prise de certaines décisions, plus de cohérence, de clarté, et favoriserait une vision sur le long terme. Il serait d’ailleurs salutaire de s’interroger aussi sur le slow law, ajoute malicieusement Cléophée.
- Tu vas un peu loin, non ?, objecte Adam. Que dis-tu de la lenteur de la justice, des procès déraisonnablement longs en raison de la surcharge des juridictions ? Et des liquidations d’entreprises à cause d’une détection ou d’un traitement trop tardifs de leurs difficultés ? »
Cléophée prend une profonde inspiration : « Ce serait aller trop loin que de considérer que le droit a vocation à organiser une société dans la confiance et la modération plutôt que dans l’accélération ? Franchement, dans nos systèmes juridiques complexes, une durée plus longue de réflexion produirait, il me semble, une rédaction plus claire, plus mature des normes. Elle apporterait une meilleure écoute, une compréhension plus élevée d’une situation et une application plus humaine des lois. En outre, ce temps élargi contribuerait à la recherche d’idées nouvelles et de réponses plus efficaces car plus appropriées, plus fines, plus ajustées. Comme, en cas d’inexécution, tenter, si le contexte le permet, une médiation susceptible de mener à une relation commerciale apaisée et durable.
- C’est un point de vue, déclare Adam en la dévisageant avec intérêt.
- Le monde juridique a aussi besoin de voix originales, affirme calmement Cléophée. Oui, sans précipitation ni réactivité excessives, nous apporterions dans la relation avec soi, autrui et le vivant, une certaine qualité de présence, une résonance. En utilisant le temps de façon plus constructive, nous serions davantage en mesure d’écouter notre intention véritable, d’accompagner le futur en émergence. De développer une approche globale et des projets individuels et collectifs porteurs de sens. Ce serait un engagement intérieur fort, un contre-poids, ou un contre-pouvoir, face à l’accélération extérieure. »
Adam parti, elle lit le texto reçu : « The Emotional Law Office recrute. Aurore ».
Le visage de Cléophée s’éclaire. Allier sens et travail ? Et si c’était là sa/la nouvelle aventure ?
(1) Pour aller plus loin : D. Amrani, A. Chaney, Ma vie rêvée d’avocate junior, Enrick B. éd., coll. Le Meilleur du Droit, 2022. J. Carbonnier, Essais sur les lois, Rép. du notariat Defrénois, 2e éd.,1995, p. 307 s. N. Aubert, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, Flammarion, coll. Champs, 2009, p. 69 s. M. Laroche, V. Tchen (dir.), avec la collaboration de F. Dessainjean, Lenteur et droit, Mare & Martin, coll. Libre Droit, 2022, p. 261 s. Fr. Ost, Le temps du droit, éd. Odile Jacob, 1999, p. 275 s. Ph. Gérard, Fr. Ost, M. Van de Kerchove (dir.), L’accélération du temps juridique, OpenEditionBooks, 2019, p. 7 s. H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012, 2014, p. 13 s. R. Savatier, « Le Droit et l’accélération de l’Histoire », Recueil Dalloz, 1951, chr., p. 29 s. C. Thibierge et alii, La densification normative. Découverte d’un processus, Mare & Martin, 2013, p. 1101 s.
(2) Point de vue publié au Recueil n° 12 du 30 mars 2023 p. 605
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