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Philosophie, théorie et sociologie du droit
Qu'est-ce que le droit (pour toi) ?1
Vers 19 heures, Aurore Hautcoeur franchit la porte du 12, place du Panthéon et descend la rue Soufflot en jetant un regard sur les devantures des librairies. Elle s'arrête à la hauteur du jardin du Luxembourg, respire silencieusement la poésie et la lumière du lieu et, d'un pas alerte, se dirige vers son immeuble. Elle monte cinq étages, entre dans son studio, en ferme la porte et, Covid oblige, se lave les mains. Puis, portant à ses lèvres un cappuccino fumant, elle s'assied à sa table-bureau.
En sortant son ordinateur portable de son sac, elle aperçoit soudain, coincée entre l'écran et le clavier, une feuille rouge pliée en quatre. Intriguée, elle l'ouvre lentement. En caractères blancs se détache en italique la phrase suivante : Qu'est-ce que le droit (pour toi) ? Rien d'autre, à l'exception, en bas de la page, d'une adresse électronique inconnue composée d'une série de chiffres. Cette soirée qui s'annonçait ordinaire, désormais, ne l'est plus. Sur son smartphone, Aurore tente d'appeler Clara, l'amie fidèle, puis se ravise. Les questions s'entrechoquent dans sa tête. Une mauvaise plaisanterie ? Qui donc en serait l'auteur ? Et pourquoi ? Autant le dire d'emblée, Aurore n'est ni pauvre ni riche, plutôt middleclass. Davantage qu'un choix intérieur, réfléchi, son inscription à la faculté de droit a résulté d'une empreinte ou disons d'une injonction familiale : « le droit mène à tout » ; « c'est porteur », « stylé », « la certitude d'un statut social ». Qu'elle « fasse du droit » rassure ses proches. Aurore, quant à elle, expérimente au fil des années combien l'apprentissage du droit et de sa rigueur est certes structurant mais aussi, parfois, desséchant, voire ennuyeux. Aussi, à une conférence juridique sur une énième réforme législative, cette jeune étudiante préfère-t-elle souvent le visionnage d'une série sociétale prospective. De même, entre la lecture d'un manuel juridique et celle d'un article en ligne ou d'un roman, son coeur balance-t-il rarement. C'est donc après une bonne heure d'atermoiements, et avoir déchiré mentalement à plusieurs reprises le message, qu'enfin elle décide de faire face à la question posée. À la manière d'Aurore toutefois - le (pour toi) l'y invite -, et donc avec sa vivacité et son ouverture d'esprit coutumières. Sa réponse, amie lectrice, cher lecteur, la voici : « ... Votre question est à la fois simple et étrange. En tentant d'y répondre d'une traite, presque mécaniquement, j'écrirais que le droit est l'ensemble des règles de conduite qui dans une société encadrent les hommes, enfin disons plutôt les êtres humains. J'ajouterais que la règle de droit est abstraite. Et qu'elle est nécessaire à la vie sociale puisqu'elle permet d'assurer la sécurité juridique et la justice. Rien d'original, c'est dans les manuels. " Elle est où ta justice ?" aurait toutefois rétorqué mon camarade de promo, Bilal, avec son regard des mauvais jours, sa colère froide et son poing serré. "Cela n'a pas vraiment réussi à Antigone de s'opposer aux lois de la Cité et de donner une sépulture à son frère. Et cette impuissance du droit face aux pires manifestations de la violence, tu la supportes, toi ?". Il me semble que le sentiment d'injustice a été, pour Bilal, une motivation profonde dans son choix de suivre des études de droit. Lui répondre que celui-ci n'est que l'adaptation humaine de l'idée de justice ne calmerait sûrement pas sa frustration. Peut-être devrais-je un jour lui dire que j'aime lorsque le Droit (j'ajoute délibérément une majuscule pour donner à ce mot un sens plus large) devient cette quête, cet absolu pour lequel parfois on meurt. Enfin, j'aurais pu terminer ce courriel en rappelant (on lit aussi ceci dans les manuels) que la règle de droit est coercitive. Pour le dire vite, elle est obligatoire et des sanctions permettent d'en assurer le respect. Victor, mon camarade de promo qui se projette déjà major, s'empresserait de préciser que le caractère coercitif, la contrainte, est, selon lui, le critère de la règle de droit. Pourtant, je pense que le Doyen Carbonnier a vu juste lorsqu'il a écrit (cette phrase m'a plu et je l'ai retenue) que "le droit postmoderne agit par la persuasion d'un modèle et non par un commandement sans réplique". L'incitatif fait progressivement partie intégrante du droit. La pression qu'exercent sur leurs destinataires les lignes directrices, les chartes éthiques, les codes de bonne conduite, les recommandations et, plus généralement, les "il serait bon, judicieux, de...", etc., existe bien. Ainsi que le sentiment de crainte (d'une éventuelle sanction) qu'ils distillent parfois pour assurer leur respect. À la réflexion, votre question - "Qu'est-ce que le droit (pour toi) ?" - me trouble et j'ai envie (c'est, j'en conviens, un acte de résistance en cette période d'accélération sociale) de prendre le temps d'en écrire davantage. Et ainsi de vous faire partager ma conviction profonde que le droit, comme le réel, est complexe. Le droit, c'est non seulement la règle, mais la vie. La vie en société. Ubi societas, ibi jus. Là où il y a société, il y a droit, n'est-ce pas ? Et, puisqu'il organise les relations entre les êtres humains, le droit est aux prises avec leurs passions, leurs conflits et, précisément, leurs émotions. J'entends déjà Victor citer Descartes et son savoir fondé sur la raison, je le vois conclure avec un sourire satisfait : "Aurore, la raison... a toujours raison !" Il serait même capable de me rappeler la réplique de Dom Juan à son valet : "Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit". Misère... Victor est un animal à sang froid et, à dire vrai, je me demande parfois - il ne serait pas le seul - s'il n'a pas choisi le droit pour mieux (ou moins mal) gérer ses émotions. Des émotions que, chaque jour, nous, les êtres humains, ressentons. Cet état involontaire, spontané, affectif et intense provoque des réactions physiologiques visibles. Lorsque j'ai peur, mon visage pâlit, les battements de mon cœur s'accélèrent et mon corps se fige. En colère, je deviens écarlate. Le dégoût m'amène une moue caractéristique. Quand je me sens triste, mon corps s'affaisse. En revanche, la joie me fait lever les bras au ciel. Oui, l'esprit et le corps sont liés. Nos relations, nos liens juridiques sont tissés, entre autres, d'émotions. Et celles-ci sont essentielles aux êtres humains ! Elles relient chacun à ce qu'il ressent... et à autrui. Qui aimerait vivre dans la société déshumanisée du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley ? Ou dans l'univers totalitaire coupant les humains de leurs émotions décrit dans 1984 ? Un monde gouverné par Big Brother, très peu pour moi, merci. On sait bien maintenant, les neurosciences le démontrent, que les émotions agissent sur notre attention, notre mémoire, notre raisonnement dans nos vies personnelles... et professionnelles. L'être humain ne peut donc se mettre totalement à distance de ses émotions. Ni, comme chacun d'entre nous, le professionnel du droit. Par exemple, le juge. Confronté à certains dossiers, il a ses nuits d'insomnie, ses doutes, la gorge nouée et les larmes aux yeux. Et cela souvent dans une grande solitude. Il apprend à la faculté qu'il doit en appliquant la règle de droit se mettre à distance de ses émotions. Mais c'est un mythe ! Franchement, un juge dont la fille aura été agressée rendra-t-il sa décision "à froid" lorsqu'il se trouvera lors d'un procès face à des auteurs de violences physiques ? Saura-t-il se détacher de sa colère dans un dossier de harcèlement alors qu'il en aura souffert durant l'enfance ? J'ai lu quelque part qu'il existe aux États-Unis un mouvement, Law and Emotion, qui a étudié l'importance de l'émotion dans le raisonnement juridique et judiciaire. Par association d'idées, cela me fait penser qu'António Damásio a affirmé dans un livre (j'ai oublié son titre mais noté la phrase) que "l'absence d'émotions et de sentiments empêche d'être vraiment rationnel". Pour lui, être capable d'exprimer, de ressentir des émotions est indispensable à la mise en œuvre d'un comportement rationnel et peut nous indiquer la bonne décision. Nous aider à penser et non le contraire. C'est vrai, la peur incitera un justiciable à demander une procédure d'urgence, le référé. Et la colère amènera un autre, pour défendre ses droits, à intenter une action en justice. Sous l'effet d'une émotion, un juge en appellera à une expertise pour fonder une décision sur des éléments objectifs. Et, dans certaines affaires, il sera convaincu à la fois par le raisonnement et l'éloquence vibrante d'une plaidoirie. Raison et émotion vont de pair. Dès lors, parce que le droit organise les relations, le lien entre les êtres vivants, les juristes feraient bien de se saisir des émotions. En les accueillant et en les régulant, afin d'en faire leurs alliées. En prenant garde toutefois aux travers de la société des émotions. Certes, comme le dit Bilal, on ne peut qu'approcher le droit sans jamais l'atteindre, mais contribuer à en élargir les perspectives est stimulant. Moi, Aurore, j'ai envie de voir plus grand. D'observer la complexité et les mutations du réel pour vivre le Droit avec une conscience nouvelle, plus vaste. Et, pourquoi pas ?, en participant, face à la mélancolie collective et aux menaces d'effondrement, à l'invention de méta-récits pluridisciplinaires ». Aurore relit son texte, corrige quelques coquilles et, après une dernière hésitation, clique sur « envoyer le message ». Puis elle éteint son ordinateur et gagne son lit. Le lendemain, au réveil, saisie d'une étrange fébrilité, elle se rend compte... qu'elle attend une réponse. |
(1)Pour aller plus loin : J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. Quadrige, 1994, p. 145 s. ; A. R. Damásio, L'erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, 2006, p. 9 s. ; E. Jeuland, L'énigme du lien de droit, RTD civ. 2003. 455 ; La Fable du ricochet. Approche juridique des liens de parole, Mare & Martin, 2009 ; Le juge et l'émotion, Liber Amicorum en hommage à Pierre Rodière, LGDJ, 2019, p. 125 s. ; La justice des émotions, IRJS, coll. Les Humanités du droit, 2020, p. 229 s. ; C. Thibierge et alii, La force normative. Naissance d'un concept, LGDJ-Bruylant, 2009, p. 816 s. ; La garantie normative. Exploration d'une notion-fonction, Mare & Martin, 2021, p. 723 s. ; K. Tuil, La décision, Gallimard, 2022, p. 56. (2) Point de vue du Recueil n° 30 du 28 septembre 2022
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