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[ 20 janvier 2025 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Rappel du principe la libre utilisation des fonds alloués à la victime

La Cour de cassation réaffirme que le principe de réparation intégrale n’implique pas de contrôle sur l’utilisation des fonds alloués à la victime qui en conserve la libre utilisation.

Civ. 2e, 28 nov. 2024, n° 23-15.841

Après qu’un piéton âgé de 87 ans eut été victime d'un accident mortel de la circulation, ses ayants droit avaient assigné l'assureur du conducteur du véhicule impliqué dans l’accident en réparation de leurs préjudices. Ils demandaient notamment l’indemnisation du poste des dépenses de santé futures, préjudice patrimonial permanent, constaté après la consolidation, fixée au 7 avril 2017, et avant le décès de la victime directe, en 2018. Pour infirmer le jugement ayant indemnisé les héritiers de telles dépenses, la cour d’appel retint que celles-ci, consistant en des frais d’appareillage de la victime, n'avaient pas été effectivement exposées avant le décès de celle-ci. Devant la Cour de cassation, les demandeurs reprochaient aux juges du fond d’avoir ainsi méconnu le principe de la réparation intégrale du dommage, dès lors que l'indemnisation du préjudice subi par la victime d’un dommage corporel ne saurait être subordonnée à la justification des dépenses effectivement engagées pour remédier au dommage. Partant, le décès de la victime directe survenu en cours d’instance ne privant pas ses ayants droit de la faculté de réclamer à l’assureur du responsable l'indemnisation du préjudice subi par leur auteur entre l'accident et le décès, les demandeurs soutenaient être en droit de solliciter une indemnité au titre des dépenses de santé futures correspondant aux besoins de la victime, estimés à la date de la consolidation, peu important que ces dépenses n’aient pas été effectivement engagées avant le décès. En d’autres termes, leur droit à indemnisation pour des dépenses non exposées avant le décès de la victime directe ne saurait être limitée par l’absence de facturation effective de telles dépenses. Pourtant, dans la mesure où les assurances de dommages ont une finalité indemnitaire, faire dépendre le versement de l’indemnité à la preuve par la victime de l’existence et de l’étendue de son dommage n’est pas contestable. Mais le juge peut-il aller au-delà en exigeant que les sommes dues par l’assureur soient effectivement affectées à la réparation du dommage et ainsi, subordonner l’exécution de sa prestation à la preuve, par celui qui réclame le versement de l’indemnité, que la victime a bien exposé des frais pour réparer les dommages constatés ? Autrement dit, le bénéficiaire d’une indemnité d’assurance est-il libre de disposer comme il l’entend de la somme due (ou acquittée) par l’assureur ? Telle était la question ici posée à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation qui, sans surprise, y répond par l’affirmative, confirmant le principe de la libre disposition par la victime de l’indemnité due par l’assureur de responsabilitéRésultant directement du principe de la réparation intégrale, ce principe exclut tout contrôle sur l’utilisation des fonds alloués à la victime, qui en conserve la libre utilisation. Aussi, les juges du quai de l’horloge en concluent en l’espèce que la cour d’appel a méconnu le principe rappelé en subordonnant le versement des indemnités à la justification de dépenses préalablement engagées, alors que l'indemnisation demandée devait être évaluée en fonction des seuls besoins de la victime, déterminés à la date de consolidation (peu important, donc, son décès ultérieur). Autrement dit, bien que les frais d’appareillage n’aient pas été effectivement exposés avant le décès de la victime principale, ses ayants droit pouvaient légitimement prétendre à l’indemnisation de ce poste dès lors que ces dépenses de santé futures correspondaient aux besoins de la victime constatés avant la date de consolidation.

Une telle décision est en parfaite adéquation avec la jurisprudence antérieure de la Cour, qui consacre la liberté de la victime de disposer des dommages-intérêts qui lui sont dus par le responsable ou son assureur en réparation du préjudice, patrimonial comme extrapatrimonial, résultant de son dommage corporel. Il est en effet constant que le principe de la réparation intégrale du dommage n’implique pas de contrôle sur l’utilisation des fonds alloués à la victime, qui reste libre de leur emploi (Civ. 2e, 4 avr. 2024, n° 22-19.307 ; Civ. 2e, 16 déc. 2021 n° 20-12.040 ; Crim. 2 juin 2015, n° 14-83.967 ; Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 02-20.199). Nul ne pouvant contraindre une personne à se soumettre à des traitements médicaux (C. civ., art. 16-3 ; Civ. 2e, 19 mars 1997, n° 93-10.914 ; Civ. 2e, 19 juin 2003, n°01-13.289), la victime d’un dommage corporel ne peut davantage être tenue d’affecter l’indemnité reçue à la réparation de ses blessures. En conséquence, l’indemnité à laquelle elle a droit ne saurait être refusée ou réduite motif pris de son refus de suivre les soins préconisés (Civ.1re, 15 janv. 2015, n°13-21.180). Dans le même sens, un juge, et a fortiori un assureur, ne saurait décider de l’affectation de l’indemnité aux lieu et place de la victime (Crim. 22 févr. 1995, n° 94-82.991 : le « le juge répressif ne peut, sans excéder ses pouvoirs, décider de l’affectation des sommes allouées à la partie civile en réparation de son préjudice »). Il a pareillement été déjà jugé que le versement de l’indemnité ne peut être subordonnée par les juges du fond à la présentation par la victime de factures acquittées justifiant de ses frais d’appareillage médicaux (Civ. 2e, 4 avr. 2024, préc. ; Crim. 2 juin 2015, préc.).

Le principe de libre utilisation des fonds, d’origine prétorienne, innerve donc le droit du dommage corporel : il implique que le calcul d’un préjudice s’effectue en valeur, peu importe à cet égard que la dépense de santé ait été ou non réellement engagée et il interdit en conséquence que le versement des fonds à la victime soit subordonné à la production de factures, notamment en matière d’appareillage médical. La Cour de cassation rappelle en l’espèce que l’indemnité allouée au titre des dépenses de santé futures doit être évaluée en fonction des seuls besoins de la victime, déterminés à la date de consolidation. Même sans dépense effective engagée, la victime conserve son droit à indemnisation à l’unique condition que le préjudice allégué corresponde à un besoin identifié avant la consolidation.

Dès lors, les demandeurs se trouvaient en l’espèce dispensés de rapporter la preuve par facture des dépenses effectives correspondant aux frais d’appareillage de la victime directe, dès lors que ces frais correspondaient à un besoin constaté à la date de la consolidation. Justifiant la cassation, la réaffirmation du principe de libre utilisation des fonds traduit, sans conteste, la volonté de préserver la liberté de la victime : en aucun cas le juge ne peut décider de l’affectation des sommes qui lui sont allouées. Libérale, cette approche défend ainsi une protection efficace des droits des victimes et de leurs ayants droit, l’absence de justificatif des dépenses ne devant pas entraver leur droit à indemnisation, tant que le besoin a été identifié.

Références :

■ Civ. 2e, 4 avr. 2024, n° 22-19.307 

■ Civ. 2e, 16 déc. 2021 n° 20-12.040 

■ Crim. 2 juin 2015, n° 14-83.967 D. 2015. 1274

■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 02-20.199 : D. 2004. 2087

■ Civ. 2e, 19 mars 1997, n° 93-10.914 D. 1997. 106 ; RTD civ. 1997. 632, obs. J. Hauser ; ibid. 675, obs. P. Jourdain

■ Civ. 2e, 19 juin 2003, n° 01-13.289 : D. 2003. 2326, note J.-P. Chazal ; ibid. 2004. 1346, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2003. 716, obs. P. Jourdain

■ Civ.1re, 15 janv. 2015, n° 13-21.180 : D. 2015. 1075, note T. Gisclard ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout

■ Crim. 22 févr. 1995, n° 94-82.991 : RTD civ. 1996. 402, obs. P. Jourdain

 

Auteur :Merryl Hervieu

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