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[ 14 mai 2020 ] Imprimer

Procédure civile

Réformer en toute sécurité

Les modifications successives et rapprochées apportées au décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 concernant les demandes d’aide juridictionnelle formées devant les juridictions d’appel portent atteinte au principe de sécurité juridique en privant les plaideurs de leur droit d’accès au juge.

Dans le cadre spécifique de demandes d’aide juridictionnelle formée en cause d’appel, la Cour de cassation vient d’affirmer de manière solennelle, dans deux arrêts rendus le 19 mars dernier, qu’il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention européenne « que le principe de sécurité juridique implique que de nouvelles règles, prises dans leur ensemble, soient accessibles et prévisibles et n’affectent pas le droit à l’accès effectif au juge, dans sa substance même ».

Les deux affaires ayant donné lieu aux décisions rapportées reposaient sur le même dispositif normatif, à trois reprises modifié : 

° Un premier décret du 15 mars 2011 (Décr. n° 2011-272, portant diverses dispositions en matière d’aide juridictionnelle et d’aide à l’intervention de l’avocat, art. 4) avait modifié l’article 38-1, alinéa 2, du décret du 19 décembre 1991 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique pour rendre le régime procédural applicable à l’aide juridictionnelle conforme à la réforme de la procédure d’appel, notamment au cours des délais prévus aux articles 902908 à 910 du Code de procédure civile ; ce texte prévoyait, dans le cas particulier d’une procédure d’appel, l’interruption des délais réglementaires que cette procédure faisait courir.

° Un décret du 27 décembre 2016 (Décr. n° 2016-1876, portant diverses dispositions relatives à l’aide juridique, art. 8), entré en vigueur le 1er janvier 2017, a abrogé cet article 38-1, et corrélativement modifié l’article 38 du décret pour étendre l’effet interruptif du délai de demande d’aide juridictionnelle au délai d’appel.

° A l’occasion d’une nouvelle réforme de la procédure d’appel, un décret du 6 mai 2017 (Décr. n° 2017-891, relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile, art. 38) a de nouveau modifié l’article 38 du décret de 1991 pour y réintroduire certaines dispositions initiales dont il résulte désormais que seul l’appelant peut bénéficier de l’effet interruptif du délai d’appel lorsqu’il forme conjointement une demande d’aide juridictionnelle. Concrètement, selon le nouvel article 38 du décret, la partie qui entend faire appel avec le bénéfice de l’aide juridictionnelle doit déposer, préalablement à son appel, une demande en ce sens qui aura pour effet d’interrompre le délai d’appel ; un nouveau délai, d’une durée égale à celle du délai initial, recommencera à courir à compter de la décision définitive d’admission ou de rejet du bénéfice de l’aide juridictionnelle.

C’est dans ce même cadre normatif, réglementaire, que s’inscrivent les deux arrêts rapportés pour en dénoncer l’application aux demandeurs qu’en avait faite, au mépris du principe de sécurité juridique et du droit d’accès au juge, les juridictions d’appel saisies. 

Dans la première espèce (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 19-12.990), l’appelant relève appel d’un jugement le 9 janvier 2017 ; il dépose une demande d’aide juridictionnelle le 31 janvier, obtenue le 2 mars. Par ordonnance du 23 mai, un conseiller de la mise en état prononce la caducité de la déclaration d’appel, en application de l’article 908 du code de procédure civile, faute pour l’appelant d’avoir conclu dans le délai requis de trois mois suivant la déclaration d’appel. Après avoir déféré cette ordonnance à la cour d’appel, l’appelant conclut au fond le 1er juin. La cour d’appel rejette son déféré.

Dans la seconde espèce (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 18-23.923), l’appelant relève appel d’un jugement le 10 avril 2017 ; il sollicite le bénéfice de l’aide juridictionnelle le 19 avril, laquelle est accordée le 30 mai. Puis il conclut le 10 août. Comme dans l’espèce précédente, le conseiller de la mise en état prononce en application du même texte la caducité de sa déclaration d’appel au même motif qu’il a conclu plus de trois mois suivant la date de la déclaration d’appel. L’appelant défère cette ordonnance, sans succès.

Le point commun à ces deux demandes d’aide juridictionnelle résidait dans une double postérité qui augurait du rejet des pourvois formés : tout d’abord sur un plan procédural, leur dépôt était postérieur aux déclarations d’appel ; de plus sur un plan normatif, il dépassait également la date d’abrogation, par décret du 27 décembre 2016, entré en vigueur le 1er janvier 2017, de l’article 38-1 du décret de 1991, ce qui aurait dû conduire à priver les demandeurs du bénéfice de l’effet interruptif du délai prévu à l’article 908.  

Pourtant, la deuxième chambre civile casse chacun de ces arrêts et confère à chacune des demandes formées l’effet interruptif du délai d’appel, au nom du principe de sécurité juridique qui implique le droit, parmi d’autres, à un accès effectif au juge. Par une motivation identique, la Cour de cassation condamne en ces termes la confusion générée par la multiplicité et la rapidité des modifications apportées au détriment de la prévisibilité juridique légitimement attendue par le plaideur : 

« L’abrogation de l’article 38-1 a entraîné la suppression d’un dispositif réglementaire, qui était notamment destiné à mettre en œuvre les articles 18 et 25 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, selon lesquelles l’aide juridictionnelle peut être demandée avant ou pendant l’instance et le bénéficiaire de cette aide a droit à l’assistance d’un avocat. Il en résulte qu’en l’état de cette abrogation, le sens et la portée des modifications apportées à l’article 38 de ce décret ne pouvaient que susciter un doute sérieux et créer une situation d’incertitude juridique.

La confusion a été accrue par la publication de la circulaire d’application du décret du 27 décembre 2016, bien que celle-ci soit, par nature, dépourvue de portée normative. En effet, commentant la modification apportée à l’article 38 du décret du 19 décembre 1991, cette circulaire affirmait en substance que l’extension aux délais d’appel de l’effet interruptif s’appliquait également aux délais prévus aux articles 902 et 908 à 910 du code de procédure civile. En outre, elle annonçait qu’une modification du décret du 19 décembre 1991 serait prochainement apportée sur ce point. Postérieurement, le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 a rétabli, pour partie, le dispositif prévu par l’article 38-1 du décret du 19 décembre 1991. »

On ne peut que se réjouir du fait que la Cour de cassation protège ainsi le justiciable contre les changements intempestifs et répétés de législation, phénomène normatif moderne depuis longtemps dénoncé, principalement en ce qu’il porte un préjudice réel à celui auquel elle s’adresse, le justiciable, soit qu’il soit surpris en cours de procès par une modification législative ou réglementaire, ce qui justifie le contrôle par la Cour de cassation des lois rétroactives venant modifier, sans prévisibilité, une jurisprudence favorable au justiciable (v. A. Marais, Introduction au droit, Vuibert, 5e éd., n°214), soit qu’il se voit privé, comme dans les deux affaires rapportées, de son « droit à l’accès effectif au juge, dans sa substance même ». 

La stabilité de l’État du droit ne doit pas être sacrifiée au nom de l’accélération recherchée des procédures, malgré la légitimité de cet objectif : « (…) le dispositif mis en place par le décret du 27 décembre 2016 est susceptible de porter atteinte au principe de sécurité juridique et, en cela, d’avoir pour effet de restreindre, de manière disproportionnée au regard des objectifs de célérité et de bonne administration de la justice que ce texte poursuivait, le droit d’accès effectif au juge des requérants qui sollicitent l’aide juridictionnelle après avoir formé une déclaration d’appel. En effet, ces appelants peuvent se voir opposer la caducité de leur déclaration d’appel, les privant ainsi de la faculté d’accéder au juge d’appel ».

Un rappel à l’ordre nécessaire. Et lui est sans appel.

Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 19-12.990 et n° 18-23.923

 

Auteur :Merryl Hervieu

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