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[ 12 juin 2020 ] Imprimer

Droit des successions et des libéralités

Rendre ce que l’on a reçu

Le choix d’une mère de se substituer à son fils dans le paiement de ses dettes sociales peut constituer un avantage constitutif d’une donation indirecte à ce titre rapportable à la succession.

Une mère s’était associée à son fils cadet au sein de deux sociétés. Elle avait effectué plusieurs apports au capital de ces sociétés et procédé au règlement de diverses sommes, en qualité de caution solidaire des dettes de celles-ci, dont l’une d’elles employait son fils comme gérant. Cette dernière avait prévu par testament qu’à son décès, son fils aîné recevrait son appartement principal, à charge pour lui de verser à son frère cadet une soulte tenant compte des versements qu’elle avait effectués à son profit durant le temps de leur association dans les sociétés considérées, correspondant à un montant final d’un million cinquante mille francs, rapportable à la succession. Faute pour le cadet d’avoir rapporté le montant de la somme reçue, son aîné l’avait assigné en justice. 

La cour d’appel le débouta de sa demande aux motifs que les engagements financiers de la défunte au profit de son fils cadet n’avaient pas été des libéralités, puisque les paiements qu’elle avait effectués en vertu du cautionnement d’obligations des sociétés, aux résultats desquelles elle était elle-même intéressée, en sa qualité d’associée, ne pouvaient être assimilés à un avantage consenti à son fils, peu important que la gérance de ces sociétés ait par ailleurs fourni une activité professionnelle à ce dernier. 

L’aîné forma alors un pourvoi en cassation par lequel il soutint que sa mère s’était ainsi appauvrie dans l’intention de le gratifier en assumant le paiement de ses dettes, ce qui caractérisait sans équivocité l’existence d’une libéralité à ce titre rapportable à la succession. La Cour de cassation accueille ce grief : visant l’article 843, alinéa 1er, du Code civil, elle reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché, comme elle y était invitée, si la mère « n’avait pas artificiellement soutenu l’activité professionnelle de son fils [cadet], en se substituant à lui dans le paiement de ses dettes, s’appauvrissant ainsi à son profit ». 

Il incombe à l’héritier qui sollicite le rapport de dettes à la succession d’établir que le non-paiement des sommes litigieuses par son cohéritier résulte d’un avantage direct ou indirect consenti par celui dont ils héritent, ce qui suppose essentiellement la preuve de l’intention libérale du défunt (Civ. 1re, 21 oct. 2015, n° 14-24.847 : cassation de l’arrêt qui ordonne le rapport d’un avantage indirect lié au défaut de paiement de fermages sur le fondement du rapport des donations sans avoir constaté l’intention libérale des donateurs). En effet, pour qu’un avantage soit, tel qu’une libéralité, jugé rapportable à la succession, l’appauvrissement du disposant ne suffit pas ; l’intention de gratifier son héritier est désormais tout aussi nécessaire (v. par ex. Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 09-72.542 : faute d’intention libérale établie, la demande de rapport de l’avantage indirect résultant de la jouissance gratuite d’un logement est rejetée ; comp. antérieurement, Civ. 1re, 8 nov. 2005, n° 03-13.890 : même en l’absence d’intention libérale, le bénéficiaire d’un avantage indirect résultant de l’occupation gratuite d’un immeuble en doit compte à ses cohéritiers).

Tous les modes de preuve sont admis pour établir l’intention libérale à l’origine de l’avantage indirect consenti par le défunt à l’un de ses héritiers (Civ. 1re, 19 mars 2014, n° 13-14.139), les juges du fond ayant sur les éléments versés à la cause un pouvoir souverain d’appréciation de leur valeur probante. C'est dans l'exercice de ce pouvoir souverain d'appréciation qu’une cour d'appel a par exemple estimé que la sous-évaluation systématique du montant de transactions agricoles intervenues entre les parties et le caractère occulte des avantages ainsi consentis démontraient la volonté manifeste d’un couple de gratifier leur fille (Civ. 1re, 21 oct. 2015, n° 14-24.926). La liberté d’appréciation reconnue aux juges du fond est néanmoins encadrée : la Cour de cassation censure invariablement leur décision de condamner au rapport l’avantage consenti lorsqu’ils n’ont pas préalablement recherché et caractérisé l’intention libérale du disposant : ainsi ne donne pas de base légale à sa décision la cour d’appel qui ordonne le rapport à la succession de l’avantage indirect résultant de l’hébergement à titre gratuit d’un héritier, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si nonobstant l’absence de paiement de loyers, le règlement par cet héritier de diverses dépenses ne constituait pas la contrepartie de son hébergement, excluant ainsi toute libéralité dont la reconnaissance exige la preuve d’une intention libérale (Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 11-12.863 ; v. aussi, Civ. 1re, 14 nov. 2006, n° 04-18.879). 

En l’espèce, elle reproche au contraire à la cour d’appel, mais au même motif, d’avoir refusé le rapport à la succession alors que l’avantage consenti sans contrepartie avait très certainement été causé par l’intention libérale de la défunte. 

Contrôlée par la Cour de cassation, l’appréciation par les juges du fond de l’intention libérale du défunt repose sur une analyse in concreto et globale, supposant de tenir compte de l’ensemble des circonstances entourant l’avantage prétendument consenti pour déterminer s’il est ou non rapportable à la succession. 

Ainsi en l’espèce, la mère s’était-elle non seulement associée à son fils au sein de deux sociétés mais elle lui avait également confié la gérance de l’une d’elles et surtout, s’était portée caution des dettes de cette société qu’elle avait de fait payées sans réclamer de remboursement, ce que leur lien filial suffisait, du moins moralement, à expliquer. Sur la base de ces éléments devait donc être recherché par la juridiction d’appel si cet appauvrissement volontaire de la mère au profit de son fils ne révélait pas l’intention libérale qui l’avait animée, ce qui aurait caractérisé l’existence d’un avantage indirect constitutif d’une libéralité rapportable à la succession. La Cour de cassation confirme ici qu’elle entend maintenir un contrôle renforcé de cette notion inhérente à toute libéralité, l’intention de gratifier, qui constitue une condition sine qua non de son rapport, quand bien même celle-ci serait indirecte.

Civ. 1re, 18 mars 2020, n° 18-25.309

Références

■ Civ. 1re, 21 oct. 2015, n° 14-24.847 P : D. 2015. 2249 ; AJ fam. 2015. 686

■ Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 09-72.542 P : D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2012. 234, obs. A. Bonnet ; RTD civ. 2012. 353, obs. M. Grimaldi

■ Civ. 1re, 8 nov. 2005, n° 03-13.890 P : D. 2006. 2066, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel

■ Civ. 1re, 19 mars 2014, n° 13-14.139 P : D. 2014. 2478, obs. J.-D. Bretzner, A. Aynès et I. Darret-Courgeon ; AJ fam. 2014. 325, obs. N. Levillain ; RTD civ. 2014. 876, obs. J. Hauser

■ Civ. 1re, 21 oct. 2015, n° 14-24.926 P : AJ fam. 2015. 686, obs. J. Casey

■ Civ. 1re, 18 janv. 2012, n° 11-12.863 P : D. 2012. 283 ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; AJ fam. 2012. 235, obs. E. Buat-Ménard ; RTD civ. 2012. 307, obs. J. Hauser ; ibid. 353, obs. M. Grimaldi

■ Civ. 1re, 14 nov. 2006, n° 04-18.879 P

 

Auteur :Merryl Hervieu


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