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Droit bancaire - droit du crédit
Responsabilité bancaire en cas de « fraude au président » : retour sur la condition d’anomalie apparente
Une société dont le comptable, après avoir été trompé par de faux courriers électroniques au nom du dirigeant de celle-ci, avait adressé à sa banque quatre ordres de virement au profit d'une société étrangère sur un compte ouvert dans une banque hongroise, n'est pas fondée à reprocher à sa banque d'avoir manqué à son devoir de vigilance dès lors que le montant de ces virements restait dans la limite des plafonds quotidiens convenus et demeurait couvert par le solde créditeur du compte, et que la destination des virements était un compte détenu dans les livres d'une banque agréée dans un pays membre de l'Union européenne qui n'attirait pas spécialement l'attention en termes de sécurité, de sorte que ces opérations ne présentaient pas d'anomalies devant alerter la banque.
Com. 12 juin 2025, n° 24-10.168
En cas de « fraude au président », la responsabilité contractuelle des banques peut être engagée. La manœuvre sur laquelle repose cette escroquerie bancaire désormais répandue consiste à usurper l'identité d'un haut responsable d'entreprise, ou de l'un de ses représentants (avocat, consultant…), aux fins d’obtenir d'un collaborateur de l'entreprise un virement d'argent sur un nouveau compte. L'escroc se montre insistant à l'égard de la victime au point de parvenir à la persuader du caractère confidentiel de l'opération et de l'urgence de procéder au virement.
Cependant, la réalité de la fraude alléguée ne suffit pas à engager la responsabilité du banquier : encore faut-il démontrer l’existence d’une anomalie apparente, par la réunion d’indices pluriels et suffisamment probants de l’anormalité de l’opération effectuée. Ce n’est en effet qu’en présence d’une telle anomalie que la banque peut se voir reprocher un éventuel manquement à son devoir de vigilance si, face à une anormalité manifeste, elle n’a pas cherché à vérifier la régularité de l’opération auprès de son client, voire refusé d’exécuter l’opération. Autrement dit, la démonstration d’une anomalie apparente est une étape préalable déterminante de l’engagement de la responsabilité bancaire. Tel est l’enseignement de l’arrêt rapporté qui exclut, en l’absence d’anomalies propres à alerter la banque dont la responsabilité était recherchée, tout manquement à son obligation de vigilance.
Au cas d’espèce, le comptable d’une société, trompé par de faux courriels envoyés au nom du dirigeant social, émet quatre ordres de virement bancaire au profit d'une société étrangère sur un compte ouvert dans une banque hongroise. Victime d’une « fraude au président », la société cliente reproche alors à sa banque d'avoir manqué à son obligation de vigilance dans l'exécution de ces ordres de virement frauduleux. Pour la débouter de sa demande en réparation et écarter la responsabilité de la banque, la cour d’appel recense plusieurs éléments excluant l’existence d'anomalies apparentes à même d’alerter la banque et d’en appeler à sa vigilance : le montant des virements restait dans la limite des plafonds quotidiens ; les virements litigieux n’avaient pas rendu le solde débiteur ; la banque destinataire des fonds était située dans l'UE. Devant la Cour de cassation, la société cliente excipe du montant anormalement élevé des virements frauduleux effectués pour caractériser l’existence d’une anomalie apparente que son banquier aurait donc dû identifier. Elle conteste également la prise en compte de son solde créditeur, le devoir de vigilance du banquier, qui ne dépend pas de la situation de fortune de son client, rendant cet indice indifférent. À la suite des juges du fond, la Cour confirme l’absence d'anomalie apparente et écarte la responsabilité de la banque.
Il est acquis qu’une anomalie apparente affectant un ordre de paiement engage la responsabilité du banquier (Com. 2 oct. 2024, n° 23-13.282 ; Com. 2 mai 2024, n° 22-17.233 ; sur les virements dans une devise autre que l’euro ; Com. 14 févr. 2024, n° 22-11.654 ; à propos des chèques). Définie comme l’irrégularité qui « ne peut pas échapper au banquier diligent » (N. Éréséo, M. Mignot, J. Lasserre Capdeville, J.-P. Kovar et M. Storck, Droit bancaire, Dalloz, coll. « Précis », 3e éd., n° 278), soit comme une anormalité évidente que le banquier normalement vigilant doit déceler, la notion d’anomalie apparente reste toutefois délicate à manier dans le cas d’une fraude au président qui a l’apparence… de la régularité ! Cette escroquerie repose en effet sur l’autorisation préalable d’une personne habilitée, laquelle a été dupée par l’escroc : bien qu’émanant d’un tiers usurpateur, un virement bancaire effectué par « fraude au président » s’apparente à une opération de paiement autorisée par le client, excluant de ce fait la responsabilité de son banquier sur le terrain du droit spécial, qui cantonne la mise en jeu de la responsabilité bancaire aux opérations de paiement non autorisées, ou mal exécutées (C. monét. fin., art. L. 133-18 et L. 133-23). Ainsi, même si le virement résulte d'une fraude, aux yeux de la banque procédant au transfert d'argent, l'ordre de paiement paraît bien émaner du client : le caractère apparent de l’anomalie est alors difficile à établir. Ce n’est pourtant qu’à cette condition que la responsabilité contractuelle de droit commun de la banque peut être recherchée par son client. L’administration de cette preuve, qui lui incombe, n’est pas chose aisée, comme en témoigne l’arrêt rapporté qui modère ainsi la portée de la solution rendue l’année dernière, ayant jugé sept virements effectués dans le contexte d’une fraude au président comme affectés d’une anomalie apparente (Com. 2 oct. 2024, préc). Au cas d’espèce, l’absence d’une telle anomalie est inférée de l’insuffisance d’indices fournis par la demanderesse, le seul élément invoqué à l’appui du pourvoi tenant dans le montant maximal des virements précédents opérés à l’étranger par la société, dix fois inférieur à celui de chaque virement litigieux dans la période considérée (pt n°3). Certainement convaincant, cet élément de preuve n’est toutefois pas jugé suffisant pour établir, à lui seul, le caractère apparent de l’anomalie. Il convenait en effet de réunir une multiplicité de signes d’anormalité permettant de douter de l’apparence de régularité caractéristique des fraudes au président. Se confirme ainsi que seul un faisceau d’indices concordants permet de caractériser l’anomalie apparente d’une opération bancaire. Au cas d’espèce, faute de signes suspicieux suffisants pour alerter la banque du caractère frauduleux des ordres de virements litigieux, celle-ci ne peut voir sa responsabilité engagée pour les avoir exécutés. Si la méthode du faisceau d’indices complique la tâche probatoire du demandeur à l’action, elle ne le condamne cependant pas à l’échec. Rappelons que l’année dernière, la chambre commerciale a retenu l’existence d’une anomalie apparente à l’appui des multiples éléments de contexte dégagés par les juges du fond : caractère rapproché et répété des virements, ordonnés à une période de l’année inhabituelle, effectués pour un montant anormalement élevé par comparaison aux autres ordres émis et établis au profit de sociétés situées hors des relations d’affaires de la cliente et de son espace d’activité habituel et vers un pays destinataire rarement désigné, Com. 2 oct. 2024, préc).
La responsabilité des banques dépendant de la preuve d’une anormalité fragrante qui va au-delà du caractère inhabituel de l’opération, il convient, pour réussir à l’engager, de réunir plusieurs indices rendant d’évidence suspectes les opérations litigieuses : aucun indice n’étant en soi déterminant, seule leur combinaison pourra permettre aux sociétés dupées d’obtenir satisfaction. Même probant, un seul élément d’anormalité sera jugé insuffisant, ce qui explique le rejet du pourvoi ici formé.
Références :
■ Com. 2 oct. 2024, n° 23-13.282 : DAE, 25 nov.2024, note Merryl Hervieu ; D. 2025. 33, note J. Lasserre Capdeville ; RCJPP 2025, n° 01, p. 49, chron. O. Salati et S. Piédelièvre ; RTD com. 2024. 980, obs. D. Legeais
■ Com. 2 mai 2024, n° 22-17.233 : D. 2024. 868 ; ibid. 1405, note J. Lasserre Capdeville ; RCJPP 2024, n° 05, p. 43, chron. S. Piédelièvre et O. Salati ; ibid., n° 03, p. 61, chron. S. Piédelièvre et O. Salati ; RTD com. 2024. 409, obs. D. Legeais
■ Com. 14 févr. 2024, n° 22-11.654 : D. 2024. 903, note J. Lasserre Capdeville ; ibid. 1877, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; RCJPP 2024, n° 03, p. 61, chron. S. Piédelièvre et O. Salati
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