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Droit de la responsabilité civile
Responsabilité délictuelle : maintien du critère d’imprévisibilité de la force majeure
La faute de la victime n'exonère totalement le gardien de la chose de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure caractérisé, notamment, par son imprévisibilité. La chute d'un pilote sur un circuit n’étant pas imprévisible pour les motards qui le suivent, elle ne relève pas de la force majeure et ne peut donc conduire à l’exonération totale du gardien de la moto dont la responsabilité est recherchée.
Civ. 2e, 30 nov. 2023, n° 22-16.820
Classiquement, en droit de la responsabilité civile, la force majeure se révèle sous les traits d’un triptyque prétorien : extériorité, irrésistibilité et imprévisibilité. Ce dernier critère prête toutefois à discussion. En effet, si le critère d’imprévisibilité se comprend fort bien en matière contractuelle, le contrat étant un acte de prévision, il se justifie moins en matière délictuelle. En témoigne le nouvel article 1218 du Code civil, qui ne le retient qu’en cas de responsabilité contractuelle, ainsi que l’article 1253 du projet de réforme de la responsabilité civile, qui l’avait exclu en cas de responsabilité délictuelle. C’est pourtant à l’appui de ce critère que la Cour de cassation refuse en l’espèce d’assimiler à un cas de force majeure la faute de la victime d’une chute et d’exonérer en conséquence le responsable du fait dommageable de la chose (une moto l’ayant percutée) dont il avait la garde.
Au cours d’une session de « roulage » sur circuit réservée à des pilotes confirmés, un motard se fit surprendre par un drapeau de couleur jaune agité par le commissaire de piste. Malgré sa connaissance présumée de la signification du drapeau jaune, qui ne l’invitait qu’à ralentir, le pilote freina brutalement en sortie de virage et chuta au sol. Un autre pilote, qui le suivait de très près, le percuta. La victime assigna alors le second pilote en réparation de son préjudice corporel sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. La cour d’appel de Paris rejeta sa demande d’indemnisation au motif que sa faute de conduite, imprévisible et irrésistible, justifiait d’exonérer totalement le pilote l’ayant percutée de sa responsabilité de gardien ; dès lors que ce dernier ne pouvait raisonnablement prévoir, durant une course consacrée aux pilotes de la catégorie ‘confirmé’, lesquels s’étaient en outre vus rappeler les consignes de sécurité avant le départ, que l’un des participants violerait ces règles et opérerait un freinage brutal, le comportement de la victime l’avait mis dans l’impossibilité d’éviter celle-ci, compte tenu de leur proximité. Ainsi, selon les juges du fond, la chute de la victime constituait, pour l’auteur de la collision dont la responsabilité était recherchée, une circonstance de force majeure, entraînant son exonération totale. Plus précisément, sa responsabilité de gardien ne pouvait être engagée dès lors que la cause du dommage était imputable à un événement de force majeure. C’est en effet le jeu de la force majeure que de rompre le lien de causalité. Cette décision est cassée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation. Après avoir rappelé que « la faute de la victime n’exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure » (déjà, v. not. Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-12.456), la Cour affirme que « la chute d’un pilote sur un circuit ne constitue pas un fait imprévisible pour les motards qui le suivent ». Sur le fond, l’affirmation se comprend, les chutes étant fréquentes sur un circuit, même de la part de pilotes confirmés. En revanche, sa formulation crée un certain inconfort : sans même devoir rappeler la prohibition des arrêts de règlement, le caractère générique de l’assertion s’accorde mal avec la casuistique inhérente à la notion de force majeure. La force majeure ne peut en effet constituer une catégorie juridique prédéfinie, qui regrouperait une liste de ce qui est ou n’est pas un cas de force majeure. Raison pour laquelle la liberté d’appréciation des juges du fond devrait, en cette matière, être respectée : c’est à eux que revient la tâche de décider, au cas par cas, si un événement est imprévisible, irrésistible et extérieur, non à la Cour de cassation. Or en l’espèce, la cour d’appel avait insisté sur le rappel des consignes de sécurité données avant le départ et sur l’expérience des coureurs pour caractériser l’imprévisibilité de la faute de conduite commise par la victime.
Au-delà des circonstances de l’espèce, il est enfin permis de contester le maintien du critère d’imprévisibilité en droit de la responsabilité extracontractuelle. En effet, issu de la réforme de 2016, l’article 1218 du Code civil ne l’exige qu’en matière contractuelle (« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur »). Or la décision ici rendue sur le fondement de la responsabilité du fait des choses s’inscrit dans la droite ligne de ce texte, pourtant consacré en droit des contrats. On aurait pourtant pu penser que la codification de la notion de force majeure en cette seule matière conduirait les juges à retenir une définition autre en matière extracontractuelle, en renonçant à la notion d’imprévisibilité. Ainsi, un auteur s’était à l’époque demandé si la Cour de cassation ne serait pas « tentée d’anticiper sur une réforme globale de la responsabilité civile, notamment en abandonnant ici le critère de l’imprévisibilité qui deviendrait alors un critère propre au droit des contrats » (F. Gréau, Rép. civ. Dalloz, v° Force majeure, 2017). En ce sens, il s’appuyait sur la version du projet de réforme de la responsabilité civile de mars 2017 qui avait défini la force majeure en matière extracontractuelle comme un « événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées », écartant ainsi le critère d’imprévisibilité. Pour l’heure, la Cour de cassation ne souhaite manifestement pas contribuer à cette évolution de la notion. Le gardien de la chose reste ainsi tenu de démontrer l’imprévisibilité de la faute de la victime pour s’exonérer totalement de sa responsabilité.
Référence :
■ Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-12.456 : D. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz
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