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[ 6 juillet 2023 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Responsabilité du fait des choses : contrôle serré du critère de l’anormalité

Explicitant l’état anormal de dangerosité d’un sol et son rôle causal dans la survenance du dommage, la Cour de cassation confirme la nécessité de caractériser le rôle actif de la chose inerte dans la réalisation du dommage par la démonstration de l’anormalité de son état, sa seule implication matérielle dans la survenance du dommage n’étant pas suffisant.

Civ. 2e, 15 juin 2023, n° 22-12.162 B 

Alors qu'il circulait à pied dans l'enceinte des locaux de la société qui l'avait convié à une réception, un invité a été victime d'une chute sur le sol enneigé et verglacé du passage qu'il avait emprunté pour se rendre dans la salle de réception (une terrasse). La victime avait assigné l’assureur de la société organisatrice de l’événement sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. La cour d’appel engagea la responsabilité de la société, en qualité de gardienne du sol, ce que, devant la Cour de cassation, son assureur contesta aux moyens, d’une part, que les choses sans maître (res nullius), telles que le sont la neige et le verglas, n'étant appropriées ni détenues par personne, ne peuvent être sous la garde de quiconque et, d’autre part, que le caractère anormal du passage litigieux, qui n’avait pas pour fonction d’accéder au lieu de la réception, n’avait pas été rapporté par la victime, la cour d’appel ayant à tort inféré l’anormalité à prouver de la simple survenance du dommage. La Cour de cassation juge le moyen non fondé, l’anormalité de la chose dommageable ayant bien été caractérisée par les juges du fond. En effet, l'arrêt d’appel a d’abord relevé que le passage emprunté par la victime, qui permettait aux piétons de se rendre de la rue à la terrasse, était recouvert de verglas caché par la neige et partant très glissant, ce qui établissait son rôle causal dans la survenance du dommage puisqu'en l'empruntant, la victime avait glissé en arrière et chuté sur la tête. Il a ensuite retenu que cette chose inerte, en position normale lorsqu'elle permet le passage de piétons, ce qui est sa destination fonctionnelle, est en position anormale lorsque le passage est rendu dangereux par l'état de la chose, notamment lorsqu'il a été rendu glissant par des intempéries. Il a enfin souligné que si la société avait déneigé un autre passage permettant d'accéder à la terrasse, le passage enneigé emprunté par la victime était néanmoins accessible pour n'avoir pas été fermé. En l'état de ces énonciations et constatations, la cour d'appel, qui a caractérisé que le sol dont la société était gardienne à l’intérieur de sa propriété présentait un état de dangerosité anormal au regard de sa destination, en a ainsi exactement déduit que la société organisatrice avait engagé sa responsabilité du fait du sol enneigé et verglacé.

Ainsi la Haute juridiction fait-elle une application classique du critère de l'anormalité pour déterminer que, même inerte, la chose a eu un comportement actif dans la réalisation du dommage, dans le cadre de la responsabilité du fait des choses. La méticulosité du contrôle du critère de l’anormalité mérite toutefois d’être soulignée.

Rappelons d’abord que pour engager ce type de responsabilité, dont la spécificité repose sur le fait de la chose générateur du dommage, la jurisprudence, peu restrictive, n’a jamais distingué selon que la chose ait été, au moment de la survenance du dommage, en mouvement ou inerte : conférant à l’article 1384 alinéa 1er du Code civil un domaine particulièrement étendu, les juges décident depuis longtemps que l’inertie de la chose au moment de l’accident n’est pas de nature, à elle seule, à exclure le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage (Cass., req., 19 févr. 1941 et 26 mars 1941), ce qui a permis, à raison, d’inclure dans le champ du texte des choses statiques mais naturellement dommageables : escaliers, murs, arbres, voitures à l’arrêt, etc. Cela étant, encore convient-il, pour obtenir réparation du dommage subi, de démontrer le rôle actif de la chose dans la production du dommage.

Concernant la charge de la preuve de ce rôle actif, la jurisprudence l’a déterminée en fonction de la vraisemblance du lien de causalité. La Cour de cassation a ainsi opéré une distinction entre les choses en mouvement et entrées en contact avec le siège du dommage d’une part, et les choses inertes ou les choses en mouvement mais sans contact avec la victime d’autre part. Pour les premières, la causalité est présumée, pour les secondes, elle est à prouver en sorte que la preuve du rôle causal de la chose se retrouve à la charge de la victime. Celle-ci doit alors démontrer le rôle actif de la chose inerte dans la survenance du dommage (Civ. 2e, 19 oct. 1961), alors que ce rôle actif est présumé dans le cas d’une chose en mouvement, entrée directement en contact avec la victime. Ainsi, en l’espèce, la responsabilité du fait des choses devait être retenue dès lors que la société n’ayant pas déneigé le sol dont elle était gardienne, la dangerosité du passage emprunté impliquait l’anormalité de son état.

Classique, l’arrêt rapporté a néanmoins l’intérêt de confirmer le retour de la Cour de cassation à une solution traditionnelle (v. déjà Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 03-18.135), un temps abandonnée au profit d’une appréciation a minima du critère précité de l’anormalité, une simple intervention matérielle de la chose inerte dans la réalisation du dommage ayant pu parfois suffire à fonder l’engagement de la responsabilité de son gardien (Civ. 2e, 23 mars 2000, n° 97-19.991 et 15 juin 2000, n° 98-20.510 ; 25 oct. 2001, n° 99-21.616 où la Cour de cassation semble admettre le fait de la chose dans des cas où la position de la chose semblait normale). En l’espèce, la responsabilité de la société gardienne du sol ne se trouve en effet engagée qu’à l’issue d’une analyse circonstanciée développée par les juges du fond pour caractériser l’anormalité du chemin emprunté. Par l’exercice d’un contrôle serré, la Haute cour rappelle l’exigence de la preuve du caractère anormal de la chose inerte, au profit de son gardien, dont la responsabilité ne semble donc définitivement plus pouvoir être engagée sans la démonstration d’une véritable implication de la chose, malgré son inertie, dans la production du dommage (v. Civ. 2e, 13 déc. 2012, n° 11-22.582, Civ. 2e, 25 mai 2022, n° 20-17.123).

Références :

■ Civ. 2e, 19 oct. 1961

■ Civ. 2e, 24 févr. 2005, n° 03-18.135 P : D. 2005. 1395, note N. Damas ; RTD civ. 2005. 407, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 23 mars 2000, n° 97-19.991 P : D. 2001. 586, note N. Garçon ; ibid. 2000. 467, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2000. 581, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e 15 juin 2000, n° 98-20.510 P : D. 2001. 886, note G. Blanc ; RTD civ. 2000. 849, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e 25 oct. 2001, n° 99-21.616 D. 2002. 1450, note C. Prat ; RTD civ. 2002. 108, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 13 déc. 2012, n° 11-22.582 D. 2013. 11, obs. I. Gallmeister.

■ Civ. 2e, 25 mai 2022, n° 20-17.123 B : DAE, 17 juin 2022, note M. Hervieu ; D. 2022. 1039 ; ibid. 2023. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2022. 901, obs. P. Jourdain.

 

 

Auteur :Merryl Hervieu

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