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Droit de la responsabilité civile
Responsabilité du fait des produits défectueux : interprétation du point de départ du délai de prescription à la lumière de la directive
Dans un arrêt de principe rendu dans le contexte de la transposition tardive de la directive du 25 juillet 1985, relative aux produits défectueux, la Cour de cassation admet pour la première fois de déterminer le point de départ du délai de prescription à la lumière de cette directive. Il en résulte que l’action en responsabilité dirigée contre le fabricant d’un produit défectueux ayant été mis en circulation après l’expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d’entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 transposant cette directive, se prescrit selon les dispositions du droit interne telles qu’interprétées à la lumière de l’article 10 de la directive, soit, en cas de dommage corporel, par dix ans à compter du jour où le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance de la consolidation du dommage, du défaut et de l’identité du producteur.
Civ. 1re, 4 juin 2025, n° 24-13.470
En transposant la directive communautaire du 25 juillet 1985 (Dir. (UE) 85/374/CEE, abrogée et révisée par Dir. (UE) 2024/2853, 23 octobre 2024), la loi du 19 mai 1998 a institué en matière de responsabilité du fait des produits défectueux un régime de prescription spécifique reposant sur la combinaison de deux délais de nature distincte : un délai de prescription de 3 ans qui court à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur (C. civ., art. 1245-16) ; un délai de forclusion de 10 ans qui court à compter de la mise en circulation du produit (C. civ., art. 1245-15), à l’expiration duquel aucune nouvelle action ne peut être introduite contre aucune des personnes visées par la loi. Mais on se souvient que cette transposition, initialement fixée au 31 juillet 1988, était intervenue avec presque dix ans de retard, rendant incertain le sort des actions introduites du fait d’un produit défectueux mis en circulation après le délai de transposition mais avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Tel était le cas dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt rendu le 4 juin dernier, qui précise les modalités d’application dans le temps de la directive de 1985 à propos du Médiator, mis en circulation entre l’expiration du délai de transposition et l’entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998. Ce faisant, la Haute juridiction interprète pour la première fois des règles de prescription de droit interne à la lumière de la directive européenne.
En l’espèce, les ayants droit d’une patiente, traitée avec du Médiator d’octobre 1992 jusqu’à son décès, en juillet 1997, avaient saisi l’ONIAM, en décembre 2012, d’une demande d’indemnisation fondée sur l’imputabilité du décès de la victime à la prise du médicament (sur la reconnaissance de la responsabilité civile du producteur du Médiator, v. Civ. 1re, 20 sept. 2017, n° 16-19.643). Contestant le rapport du collège d’experts placé auprès de l’ONIAM, ayant conclu à l’absence de lien entre le décès et la prise du médicament, les héritiers de la défunte avaient assigné en référé le fabricant du Médiator, sur le fondement des articles 145 et 835, alinéa 3, du Code de procédure civile, aux fins d’obtenir une provision, ainsi que la réalisation d’une expertise médicale. Le fabricant leur avait alors opposé la prescription de leur action. Dans le même sens, la cour d’appel déclara l’action des héritiers prescrite sur le fondement de l’ancien article 2270-1 du Code civil, qui disposait que les actions en matière de responsabilité civile se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation. Les juges du fond en ont déduit que le délai décennal de prescription avait en l’espèce commencé à courir à compter du décès, soit en 1997, et que l’action formée par les héritiers était en conséquence prescrite. Ils ont de cette façon estimé que l’ancienne disposition de droit interne (art. 2270-1) devait s’appliquer sans tenir compte de la directive de 1985 relative aux produits défectueux, non transposée à l’époque des faits, le Médiator ayant été mis en circulation après l’expiration du délai de transposition. C’était oublier que cette transposition tardive avait conduit la jurisprudence française à appliquer le droit commun de la responsabilité civile « à la lumière de la directive », opérant ainsi une transposition anticipée de celle-ci (v. par ex., Civ. 1re, 17 janv. 1995, n° 93-13.075). Ce sur quoi la famille de la défunte a fondé la thèse de son pourvoi, invoquant une violation de l’ancien article 2270-1 du Code civil tel que devant être interprété, « dans toute la mesure du possible », à la lumière de la directive. Selon les demandeurs en cassation, la cour d’appel aurait donc dû interpréter la disposition précitée en considération de l’article 10 de cette directive et fixer en conséquence de cette interprétation le point de départ du délai de prescription non pas à la date du décès, mais au jour où les demandeurs ont eu, ou auraient dû avoir, connaissance du dommage, du défaut du produit et de l’identité du producteur. Non sans surprise, la Cour de cassation leur donne raison et casse l’arrêt des juges du fond au motif que ces derniers ont méconnu le principe d’interprétation conforme au droit européen, que la première chambre civile rend ainsi applicable aux règles de prescription. Elle rappelle cette méthode d’interprétation (pt n°8), qui oblige le juge national à se référer au contenu de la directive lorsqu’il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne, pour affirmer que l’ancien article 2270-1 doit être interprété dans toute la mesure du possible à la lumière de la directive de 1985. Partant, il convient d’appliquer en l’espèce le délai décennal prévu par l’ancien article 2270-1 du Code civil, mais de retenir comme point de départ de ce délai non pas celui prévu par l’ancien texte de droit interne, mais celui retenu par la directive. Le point de départ du délai n’est donc pas fixé au jour du décès, soit le 23 juillet 1997, mais en 2009, année marquant la révélation par des études médicales des risques du Médiator (pt n° 13). C’est en effet à cette date que, conformément aux termes de la directive, les demandeurs ont pu avoir connaissance du dommage, du défaut du produit et de l’identité du producteur. Dès lors, les ayants droit de la victime pouvaient agir jusqu’en 2019. Il convient ici de noter que si leur assignation date du 11 mai 2022, le fait d’avoir, en 2012, saisi l’ONIAM a suspendu à leur profit le cours de la prescription (C. santé publ., art. L. 1142-7, al. 4), en sorte qu’à la date de l’assignation en 2022, leur action n’était pas encore prescrite.
Ainsi la Cour de cassation admet-elle d’interpréter à la lumière de la directive le régime de prescription applicable à la responsabilité du fait des produits défectueux mis en circulation avant 1998, ce à quoi elle s’était toujours opposée à l’appui de la jurisprudence de la CJUE, selon laquelle l’obligation pour le juge national de se référer au contenu d’une directive lorsqu’il interprète le droit interne trouve sa limite dans les principes généraux du droit et ne peut justifier une interprétation contra legem du droit national (pt n°8 - CJCE 4 juill. 2006, Adeneler, aff. C-212/04 ; CJCE 15 avr. 2008, Impact, aff. C-268/06 ; CJUE 24 juin 2019, Poplawski, aff. C-573/17). Or au nom du principe de sécurité juridique et du droit d’accès au juge, la Cour refusait jusqu’à présent que la détermination des délais de prescription puisse faire l’objet d’une interprétation conforme au droit européen (Civ. 1re, 15 mai 2015, n° 14-13.151 ; Civ. 1re, 25 mai 2023, n° 21-23.174). Elle franchit le pas dans cet arrêt, admettant la mise en œuvre de cette méthode d’interprétation pour définir la règle de prescription applicable. La raison de cette admission est identique à celle qui justifiait son refus antérieur. En effet, l’impératif de sécurité juridique et du droit des victimes d’agir en justice s’opposait à une interprétation conforme des règles de prescription au droit européen en ce que la mise en œuvre de cette méthode par certains juges du fond avait révélé le risque de rendre ainsi prescrites bon nombre d’actions en responsabilité, alors que les demandeurs ignoraient ce risque de prescription. Soumise au respect des principes et droits fondamentaux garantis par le droit interne, l’interprétation conforme de la directive n’a donc plus lieu d’être si elle conduit à porter atteinte aux prévisions des justiciables et à leur droit d’accès au juge. En revanche, le respect de ces mêmes exigences oblige à interpréter la règle de prescription à la lumière de la directive dès lors qu’il s’agit, comme en l’espèce, de permettre aux victimes d’échapper à la prescription de leur action en responsabilité et de sauvegarder leur droit à réparation.
Cette évolution peut sans doute se comprendre au regard du contexte de cette affaire, inscrite dans le scandale sanitaire du Médiator, dont le décès de la victime principale renforçait encore davantage la nécessité de renouveler l’interprétation du droit de la prescription interne à la lumière de la directive de 1985 (comp. Civ. 1re, 25 mai 2023, préc., visant à l’indemnisation d’un dommage moral). Mais sa portée s’étend certainement au-delà : ressort de cette solution nouvelle le principe général selon lequel les règles relatives à la prescription doivent être interprétées à la lumière de la directive chaque fois que le droit d’accès au juge des demandeurs en indemnisation est susceptible d’être mis en péril par une interprétation contraire.
Références :
■ Civ. 1re, 20 sept. 2017, n° 16-19.643 : D. 2017. 2279, avis J.-P. Sudre ; ibid. 2284, note G. Viney ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RDSS 2017. 1132, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2018. 143, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 17 janv. 1995, n° 93-13.075 : D. 1995. 350, note P. Jourdain ; ibid. 1996. 15, obs. G. Paisant ; RTD civ. 1995. 631, obs. P. Jourdain ; RTD com. 1995. 640, obs. B. Bouloc
■ CJCE 4 juill. 2006, Adeneler, aff. C-212/04 : AJDA 2006. 2271, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert ; D. 2006. 2209 ; Dr. soc. 2007. 94, note C. Vigneau
■ CJCE 15 avr. 2008, Impact, aff. C-268/06
■ CJUE 24 juin 2019, Poplawski, aff. C-573/17 : AJDA 2019. 1641, chron. H. Cassagnabère, P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian ; D. 2019. 1339 ; RTD eur. 2020. 274, obs. L. Coutron ; ibid. 427, obs. M. Benlolo Carabot
■ Civ. 1re, 15 mai 2015, n° 14-13.151 : D. 2015. 1156 ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2015. 635, obs. P. Jourdain ; RTD eur. 2016. 374-23, obs. N. Rias
■ Civ. 1re, 25 mai 2023, n° 21-23.174 : D. 2023. 1008 ; ibid. 2024. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2023. 638, obs. H. Barbier ; ibid. 658, obs. P. Jourdain ; ibid. 660, obs. P. Jourdain
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