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Droit de la responsabilité civile
Responsabilité médicale : le doute est permis
Même si son lien de causalité avec le dommage ne peut être tenu pour certain, la faute du médecin ayant privé la victime de la chance d’être en meilleure santé donne lieu à réparation dès lors qu’une perte de chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition d’une éventualité favorable.
Au terme d’une grossesse à risques qu’il avait suivie et surveillée, un gynécologue obstétricien avait donné naissance à une enfant présentant diverses et importantes séquelles. Après avoir sollicité une expertise en référé, ses parents, agissant en qualité de représentants légaux de leur fille et à titre personnel, avaient assigné la clinique et le praticien en responsabilité et en indemnisation de « la perte de chance de présenter de moindres atteintes » subie par leur fille, en se prévalant de fautes dans la surveillance de la grossesse et dans le retard pris pour réaliser une césarienne en dépit d’une maladie fœtale aiguë ayant affecté la mère durant la grossesse, pathologie qui rend tout retard dans l’extraction de l’enfant susceptible de contribuer à l’apparition ou à l’aggravation de séquelles cérébrales.
Bien qu’ayant admis un retard fautif dans l’extraction de l’enfant imputable au praticien, la cour d’appel rejeta les demandes du couple, jugeant, au vu des éléments versés aux débats par les parties et contrairement aux énonciations des experts, que l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre la faute commise et l’état de santé de l’enfant n’était pas démontrée, de sorte que les demandes de réparation ne pouvaient être accueillies, même sur le terrain de la perte de chance.
Au visa de l’article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la Cour de cassation casse cet arrêt : « Qu’en se déterminant ainsi, sans constater qu’il pouvait être tenu pour certain que les fautes n’avaient pas eu de conséquences sur l’état de santé de (l’enfant), alors qu’une perte de chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition d’une éventualité favorable, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».
« Ah ! qu’il m’explique un silence si rude ; je ne respire point dans cette incertitude » (Racine, Bérénice, acte II, scène 5). Si l’incertitude, « chose mal connue, qui prête au doute » (Petit Robert de la langue française), étouffe souvent celui qu’elle saisit, elle malmène toujours ceux qui entendent se prévaloir du droit de la responsabilité civile : reposant sur des hypothèses, des supputations, des conjectures, l’incertitude entrave la quête de la vérité recherchée en cette matière, comme dans d’autres.
On comprend donc qu’elle soit un obstacle à l’indemnisation. Elle l’est à un double titre. De façon générale, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Autrement dit, c’est à la partie sollicitant une réparation de démontrer qu’elle est en droit de l’obtenir : dans cette perspective, elle doit établir l’existence d’un fait générateur, d’un préjudice et du lien de causalité qui les unit. Outre l’application du droit commun de la preuve au droit de la responsabilité civile, l’exigence de certitude résulte également des règles propres à ce dernier, notamment de celles relatives à la réparabilité du préjudice. Or pour que le dommage soit réparable, il faut, parmi d’autres conditions, qu’il soit certain. La jurisprudence admet certes l’indemnisation de préjudices futurs, mais à la condition que ces derniers constituent « la prolongation certaine et directe d’un état de choses actuel » (Civ. 1re juin 1932), de même que si le dommage n’est qu’hypothétique, le droit de la responsabilité civile est en principe impuissant. « C’est un point bien acquis tant en doctrine qu’en jurisprudence qu’un dommage purement « hypothétique » ou « éventuel » ne peut engager la responsabilité civile de son auteur » (G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité civile, LGDJ, n° 276). S’il permet l’indemnisation des préjudices incontestables, le droit de la responsabilité civile n’a donc pas vocation à réparer ceux dont on doute s’ils se réaliseront ou dont on ignore s’ils se sont réellement produits.
Si l’incertitude constitue un obstacle, quant à lui certain, à l’indemnisation, la jurisprudence a néanmoins fait en sorte, par faveur pour la victime, de rendre cet obstacle surmontable. Comme le rappelle la décision rapportée, les juges admettent la réparation du dommage, malgré le caractère incertain des espoirs déçus qui le constituent, en s’appuyant sur la notion de perte de chance. Aussi n’excluent-ils pas l’indemnisation de la victime malgré l’origine, tout aussi incertaine, des déboires subis, en faisant preuve d’une appréciation souple du lien de causalité.
En l’espèce, de moindres séquelles pour l’enfant, espoirs nourris par sa victime comme par ses représentants et que la faute commise a conduit à anéantir, étaient certes envisageables, mais restaient hypothétiques : même en l’absence de faute médicale, la situation espérée – un meilleur état de santé, ne se serait peut-être pas réalisée. En effet, dans le cas de l’espèce d’une pathologie fœtale, le retard dans l’extraction de l’enfant est seulement susceptible de contribuer à l’apparition ou à l’aggravation des séquelles cérébrales. Ainsi la faute du médecin n’a-t-elle pas privé la victime d’un bénéfice dont l’obtention était indubitable, d’un bienfait qui lui était promis, acquis : elle a seulement fait disparaître une simple éventualité. Cela étant, l’évanouissement de cet espoir est pris en compte par la Haute cour lorsque c’est le fait dommageable qui a rendu sa réalisation inenvisageable, et non l’irréalisme de sa victime. Dans la mesure où l’espoir déçu, loin de s’être nourri de vœux chimériques, reposait sur la probabilité objective de la survenance de l’événement favorablement attendu, qui aurait certainement pu se produire, la disparition de cette heureuse perspective doit être réparée. C’est ainsi que la Cour de cassation affirme qu’ « un préjudice peut être invoqué du seul fait qu’une chance existait et qu’elle a été perdue » (Civ. 1re, 27 janv. 1970, n° 68-12.782 ). Dans le cas tel que celui rapporté, la perte d’une chance était indubitable : elle constitue donc un préjudice certain, justifiant d’être réparé. « L’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet du délit, de la probabilité d’un événement favorable – encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » (Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703). La réparation du préjudice dépend néanmoins de la satisfaction de certaines conditions : la chance doit être suffisamment sérieuse et elle doit avoir été effectivement anéantie par l’événement dommageable : comme l’a précisé la Cour de cassation dans une formule proche mais plus étroite que celle ici employée, « seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674). Par ailleurs, l’indemnité allouée en réparation de la perte de chance d’avoir obtenu un avantage ne peut être égale à celle octroyée en réparation de la privation d’un avantage acquis. Elle est nécessairement moindre : « (l)’indemnisation de la perte de chance correspond ainsi à une fraction des différents préjudices subis qui auraient pu être évités si la chance avait été courue. Ce dommage spécifique correspond à un pourcentage du dommage final » (Bacache-Gibeili, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 2007, n° 319). S’il a une incidence sur son montant, le caractère incertain du résultat escompté ne constitue pas, en tout cas, un obstacle infranchissable à l’indemnisation demandée. Celui de la cause exacte du dommage ne l’est pas davantage. Comme le rappelle également la décision rapportée, la Cour de cassation fait traditionnellement preuve d’indulgence, en matière médicale, quant à l’appréciation du lien de causalité entre la faute et le préjudice. En effet, elle admet depuis longtemps, à de strictes conditions cependant, une causalité présumée (V. notam., Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-20.317). En l’espèce, sans même recourir à ce mécanisme présomptif, elle reproche aux juges du fond d’avoir exclu un lien de causalité au motif qu’il n’était pas certain, alors que seule la certitude de son absence aurait pu justifier le rejet de l’action en responsabilité, dispensant ainsi la victime, comme le permet le recours aux présomptions, de la charge de cette preuve qui lui incombe en principe.
Moralité, si en matière pénale, le doute profite à l’accusé, en matière civile, il ne condamne pas non plus la victime.
Civ. 1re, 24 oct. 2019, n° 18-19.459
Références
■ Civ. 1re juin 1932 : S. 1933, 1, p.49 ; D. 1932, 1, p.102
■ Civ. 1re, 27 janv. 1970, n° 68-12.782 P
■ Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703 P : RTD civ. 1991. 121, obs. P. Jourdain ; ibid. 1992. 109, obs. P. Jourdain
■ Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674 P : D. 2006. 3013
■ Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-20.317 P : RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2009. 200, obs. B. Bouloc
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