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[ 16 septembre 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Revirement de jurisprudence : Boot’Shop est mort !

Le tiers au contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel peut se voir opposer les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité stipulées par les parties au contrat. 

Com. 3 juill. 2024, n° 21-14.947

Rendue en début d’été dernier par la chambre commerciale de la Cour de cassation, la décision rapportée signe la fin de la jurisprudence Boot’Shop (et de sa suite, Bois-Rouge), selon laquelle le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage (Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, Bull.ass.plén.n°9, confirmé par Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963). Dans l’attente de savoir si les autres chambres de la Cour se rallieront à ce revirement de jurisprudence, rappelons les termes du débat concernant cette possibilité pour le tiers d’invoquer le contrat pour agir en responsabilité délictuelle. En 2006, aux yeux de nombreux universitaires, praticiens et magistrats, le premier arrêt Boot’Shop est apparu comme un coup de tonnerre dans un ciel clair : en vertu de cette jurisprudence unanimement contestée, il suffisait au tiers de démontrer que l’inexécution du contrat lui avait causé préjudice, sans avoir à établir de faute délictuelle ou quasi-délictuelle distincte de ce manquement. Si de nombreux arrêts ont alors adopté ce nouveau principe d’identité des fautes contractuelle et délictuelle, beaucoup d’autres, révélant une divergence au sein même de la Cour de cassation, ont considéré que le tiers restait tenu de démontrer une faute contractuelle distincte (v. not. Civ. 3e, 22 oct. 2008, n° 07-15.692 ; Civ. 1re, 15 déc. 2011, n° 10-17.691 ; Com. 18 janv. 2017, n° 14-18.832). L’éclaircie alors attendue n’est cependant pas venue, l’Assemblée plénière ayant, quinze ans après son premier arrêt Boot’Shop, réitéré sa solution en dépit des vives et nombreuses critiques doctrinales que celle-ci avait suscitées (Ass. plén., 13 janv. 2020, préc.). Le premier grief reposait sur le constat que cette solution conduisait à abolir la frontière entre faute contractuelle et faute délictuelle. Alors que le contrat est la chose des parties, sa violation devenait ainsi une faute à l’égard de tous. Au-delà de cette critique théorique, la solution se révélait dangereuse en pratique : le débiteur se retrouvait en effet confronté à une multitude de créanciers potentiels, là où il pensait ne s’être contractuellement engagé qu’envers un seul. Enfin et surtout, la solution apparaissait profondément injuste : contrairement à un contractant, le tiers qui agissait sur le fondement du contrat ne pouvait pas se voir opposer le contenu de ce contrat et, en particulier, les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité. Ainsi, l’on pouvait limiter sa responsabilité à une somme déterminée envers son créancier, mais se retrouver tenu indéfiniment envers les tiers. En somme, le tiers pouvait emprunter la qualité de partie en invoquant le contrat pour être indemnisé, mais brandir sa qualité de tiers lorsqu’on voulait lui opposer le contenu du contrat et limiter sa responsabilité. Pour toutes ces raisons, la chambre commerciale de la Cour de cassation opère par cet arrêt un salutaire revirement de jurisprudence. Alors que les juges s’étaient toujours refusés à opposer au tiers, en cas d’action en responsabilité délictuelle, toute clause limitative de réparation au nom des principes de l’effet relatif du contrat et de la de réparation intégrale du dommage, elle juge ici, dans un attendu aussi ferme que limpide, que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s'est engagé en considération de l'économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants ». Notons que le recours habituel à la faute détachable du contrat, qui permet de justifier que le tiers échappe aux clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité puisqu’en exigeant qu’il prouve une faute distincte, le tiers se trouve placé dans une situation distincte, est ici délaissé. La solution est motivée par des raisons d’équité et de prévisibilité du contrat.

Dont acte : le tiers ne peut pas être traité plus favorablement qu’une partie au contrat. S’il invoque le contrat, il convient d’admettre qu’il puisse se voir opposer l’entier contrat.

Cette décision ne manquera pas de faire couler beaucoup d’encre et invitera le législateur à s’interroger à l’occasion du projet de réforme de la responsabilité civile. Elaboré par la Chancellerie (mars 2017), ce projet envisageait de permettre aux « tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat » d’invoquer le manquement contractuel « sur le fondement de la responsabilité contractuelle ». À la suite de la proposition de plusieurs auteurs, et dans un sens conforme au revirement opéré, le projet indique désormais que « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables » (art. 1234). ;

Références :

■ Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister, note G. Viney ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295, obs. N. Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 123, obs. P. Jourdain

■ Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 : D. 2020. 416, et les obs., note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80, obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain

■ Civ. 3e, 22 oct. 2008, n° 07-15.692 

■ Civ. 1re, 15 déc. 2011, n° 10-17.691 : D. 2012. 659, note D. Mazeaud ; RTD com. 2012. 393, obs. B. Bouloc

■ Com. 18 janv. 2017, n° 14-18.832 

 

Auteur :Merryl Hervieu

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