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[ 18 avril 2018 ] Imprimer

Procédure civile

Revirement de jurisprudence : le droit d’accès à un tribunal empêche qu’il rétroagisse.

Le revirement de jurisprudence limitant le pouvoir juridictionnel de la cour d’appel de Paris ne doit pas s’appliquer à l’instance en cours dès lors qu’il aboutirait à priver l’une des parties de son droit d’accès au juge.

En 2015, un distributeur avait assigné un constructeur automobile en responsabilité contractuelle devant le tribunal de grande instance de Nanterre. Ce constructeur avait, au soutien d’une demande reconventionnelle, invoqué les dispositions de l’article L. 442-6, I, 6° du Code de commerce. La cour d’appel de Versailles ayant déclaré irrecevable l’appel formé par le distributeur, ce dernier avait relevé appel devant une autre cour d’appel, celle de Paris. Son cocontractant avait contesté la recevabilité de cet appel au moyen qu’en application des articles L. 442-6, III et D. 442-3 du Code de commerce (relatifs aux abus commis par un partenaire commercial), seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d’appel de Paris, en sorte que l’appel relevé par le distributeur devant les juges parisiens contre la décision d’irrecevabilité rendue par une autre juridiction d’appel aurait dû également être jugé irrecevable. 

Le rejet du pourvoi par la chambre commerciale est motivé par les trois arrêts de revirement qu’elle-même avait rendus le 29 mars 2017 (n° 15-17.659, 15-24.241 et 15-15.337), amendant sa jurisprudence selon laquelle la cour de Paris était seule investie du pouvoir juridictionnel de statuer sur les recours formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce, même lorsqu’elles émanaient de juridictions non spécialement désignées par l’article D. 442-3 du même code, et par lesquelles elle a jugé qu’en application des articles L. 442-6, III et D. 442-3 du Code de commerce (donnant compétence à la Cour d’appel de Paris), seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées relevaient de la cour d’appel de Paris.

La Haute cour juge ainsi que l’arrêt attaqué, rendu le 28 septembre 2016, se conformant à la jurisprudence ancienne, a justement retenu la recevabilité de l’appel formé le 16 septembre 2015 par le distributeur. Elle retient que l’application, à la présente instance, de la règle issue du revirement de jurisprudence, qui conduirait à retenir l’irrecevabilité de l’appel formé devant la cour d’appel de Paris, aboutirait à priver le défendeur au pourvoi, qui ne pouvait ni connaître, ni prévoir, à la date à laquelle il a exercé son recours, la nouvelle règle jurisprudentielle limitant le pouvoir juridictionnel de la cour d’appel de Paris, d’un procès équitable, au sens de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. 

La rétroactivité de principe des revirements de jurisprudence aurait dû conduire à une solution inverse à celle rapportée. Celle-ci s’explique par le caractère déclaratif, et non constitutif, de la jurisprudence, considérée comme constatant un état de droit préexistant sur lequel s’appuient ses décisions et qui est censé avoir toujours existé. Dans le prolongement de ce qui précède, un revirement de jurisprudence, constitué par un renouvellement radical d’appréciation, par le juge, des règles de droit qui fondaient ses décisions antérieures, est empreint du même caractère rétroactif, en ce sens que même nouvelle, la solution judiciaire continue de « faire corps » avec la règle de droit dont elle modifie l’interprétation (V. sur ce point, A. Marais, Introduction au droit, 5e éd., Vuibert 2014, n° 150). 

Le droit d’accéder à un tribunal vient néanmoins tempérer ce principe dont l’insécurité, pour le justiciable qui intente son action à une date antérieure au revirement, donc selon les règles procédurales et substantielles en vigueur à cette époque, ne peut être que contestée. Pour ne pas déjouer ses prévisions et en vertu du droit fondamental européen à un procès équitable, dont le droit d’accès à un tribunal constitue la première déclinaison, la Cour de cassation consent à ce titre à délaisser la rétroactivité de principe des revirements qu’elle opère pour ne leur faire produire effet, dans ces cas d’exception, que pour l’avenir. La solution nouvelle ne peut être rétroactivement appliquée à un litige né avant que celle-ci ne fut adoptée qu’à la condition que le justiciable ne se voie pas en conséquence privé de son droit à un procès équitable ou, pour reprendre les termes de l’Assemblée plénière dans un arrêt rendu le 21 décembre 2006, de son droit d’« accès au juge » (21 déc. 2006, n° 00-20.493). Dans cette affaire comme dans celle, soumise deux ans auparavant, à la deuxième chambre civile (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426), il était question d’appliquer rétroactivement aux litiges survenus des revirements opérés relativement aux règles régissant la prescription de l’action civile et, de manière justement peu équitable, de priver en conséquence les victimes, dont l’action aurait dû en principe être jugée prescrite, de faire valoir leurs droits devant un juge. Dans des arrêts ultérieurs, les juges ont également refusé d’appliquer la règle issue d’un revirement de jurisprudence à l’instance en cours lorsque celle-ci réduisait le délai pour agir en justice (Civ. 1re, 11 mai 2012, n° 10-28.032 ; Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 10-28.032 ; Civ. 1re, 5 juill. 2012, n° 11-18.132). Si ce refus demeure limité à quelques hypothèses exceptionnelles, ce que d’aucuns ont pu regretter, la décision rapportée témoigne toutefois de la vitalité de la dérogation apportée, au nom du droit d’accès au juge, à la rétroactivité des revirements de jurisprudence, conformément à ce que, dès 1975, la Cour européenne des droits de l’homme avait souhaité jugeant, dans des termes particulièrement solennels, que « la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d’accéder aux tribunaux » et que « le droit d’accès constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’article 6 § 1 » (CEDH 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70).

Com. 21 mars 2018, n° 16-28.412

Références

■ Convention européenne des droits de l’homme

Article 6

« Droit à un procès équitable.  1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »

■ Com. 29 mars 2017, n° 15-17.659 P, 15-24.241 P, 15-15.337 P : D. 2017. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJ Contrat 2017. 217, obs. B. Ruy ; RTD civ. 2017. 722, obs. P. Théry.

■ Cass., ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493 P: D. 2007. 835, note P. Morvan ; RTD civ. 2007. 72, obs. P. Deumier ; ibid. 168, obs. P. Théry.

■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 P : D. 2004. 2956, note C. Bigot ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry.

■ Civ. 1re, 11 mai 2012, n° 10-28.032 : RTD civ. 2012. 573, obs. R. Perrot.

■ Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 10-28.032 P: D. 2012. 2318 ; AJ fam. 2012. 561, obs. N. Nord ; RTD civ. 2012. 713, obs. J. Hauser.

■ Civ. 1re, 5 juill. 2012, n° 11-18.132 P: D. 2012. 1821 ; AJ fam. 2012. 508, obs. N. Nord.

■ CEDH 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70.

 

Auteur :M. H.

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