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[ 23 janvier 2023 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Revirement de jurisprudence : le point de départ du délai de prescription des recours entre constructeurs est fixé au jour de l’assignation au fond

L’assignation principale en référé du maître de l’ouvrage, si elle n’est pas accompagnée d’une demande d’exécution en nature ou en paiement, ne fait pas courir le délai de prescription dont disposent les constructeurs pour exercer entre eux leurs recours.

Civ. 3e, 14 déc. 2022, n° 21-21.305 B

Dans l’arrêt rapporté, promis à une double publication (au bulletin et au rapport), la troisième chambre civile procède à un revirement de sa jurisprudence relative au point de départ du délai de la prescription applicable aux actions récursoires exercées entre constructeurs. Appelée de ses vœux par la doctrine comme par les praticiens du droit de la construction, cette décision remédie au risque d’impossibilité à agir des constructeurs ainsi qu’à l’atteinte portée à la bonne administration de la justice auxquelles conduisait sa jurisprudence antérieure.

En l’espèce, un office public d’habitat (OPH) avait entrepris des travaux de restructuration et de réhabilitation d’un immeuble dont la maîtrise d’œuvre avait été confiée à un groupement d’entreprises. Se plaignant de désordres, le maître de l’ouvrage avait demandé en référé la désignation d’un expert judiciaire, par requête adressée au juge administratif le 13 septembre 2011. Le 15 mars 2018, une cour administrative d’appel avait condamné l’une des entreprises de maîtrise d’œuvre, en même temps que son assureur et les autres constructeurs ayant participé à l’opération de construction, à verser une certaine somme à l’office d’habitat en réparation des désordres affectant l’ouvrage. Par la suite, le maître d’œuvre et son assureur avaient, par exploit du 6 mars 2018, assigné au civil leur sous-traitant et son assureur en remboursement des sommes indûment versées au maître de l’ouvrage. Le 28 mai 2021, la cour d’appel de Paris jugea leur action irrecevable comme prescrite, considérant que le délai de prescription de l’action du maître d’œuvre contre son sous-traitant avait commencé à courir à compter de la requête en référé-expertise du maître de l’ouvrage, soit le 13 septembre 2011, c’est-à-dire plus de cinq ans avant l’assignation en remboursement délivrée le 6 mars 2018.

La décision des juges parisiens s’appuyait sur la jurisprudence de la Cour alors applicable, selon laquelle l’action récursoire des constructeurs entre eux se prescrit par cinq ans (v. Civ. 3e, 8 févr. 2012, n° 11-11.417, excluant la garantie décennale des constructeurs), à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer (C. civ., art. 2224), soit à la date de l’assignation en référé (Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 18-25.915). Fixant le point de départ du délai à la date du référé- expertise sollicité par le maître de l’ouvrage, cette jurisprudence était contestée par le fait qu’un constructeur pouvait être prescrit à exercer ses recours avant même d’avoir été assigné au fond par le maître de l’ouvrage.

En effet, la superposition imparfaite des délais applicables revenait à obliger le constructeur ou le sous-traitant à agir en garantie dans les cinq ans de l’assignation en référé-expertise du maître de l’ouvrage, quand ce dernier continuait de bénéficier, à compter de l’ordonnance désignant l’expert judiciaire, d’un délai de dix ans pour agir au fond, sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs.

Pour échapper à la prescription de leurs actions, les constructeurs étaient alors conduits à en interrompre le délai en s’assignant, à titre conservatoire et préventif, sur le fondement présupposé d’une action indemnitaire engagée, dans une instance distincte, par le maître de l’ouvrage. Alors que la multiplication de ces recours entre constructeurs, exercés par anticipation, aurait dû conduire la troisième chambre civile à vouloir tarir ce contentieux grandissant au mépris de la sécurité juridique des constructeurs et d’une bonne administration de la justice, celle-ci avait au contraire réitéré sa position (Civ. 3e, 1 oct. 2020, n° 19-21.502).

Dans l’arrêt commenté, elle y renonce enfin.

D’une part, elle observe que « (l)e constructeur ne pouvant agir en garantie avant d’être lui-même assigné aux fins de paiement ou d’exécution de l’obligation en nature, il ne peut être considéré comme inactif, pour l’application de la prescription extinctive, avant l’introduction de ces demandes principales ». Il est vrai que dans la mesure où la prescription extinctive se présente comme un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction fautive de son titulaire pendant un certain laps de temps, l’irrecevabilité de l’action opposée à la négligence procédurale du demandeur n’est pas, dans le cas de l’espèce, justifiée. Il ne saurait en effet être reproché au constructeur non encore assigné au fond de ne pas avoir exercé de recours.

D’autre part, la Cour consacre le principe général selon lequel « l’assignation, si elle n’est pas accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit, ne serait-ce que par provision, ne peut faire courir la prescription de l’action du constructeur tendant à être garanti de condamnations en nature ou par équivalent ou à obtenir le remboursement de sommes mises à sa charge en vertu de condamnations ultérieures ». Ainsi l’assignation en référé aux fins d’expertise judiciaire ne peut-elle plus, à elle seule, faire courir le délai de cinq ans dont disposent les constructeurs pour exercer leurs actions récursoires. Son point de départ est fixé au jour de l’assignation principale au fond du maître de l’ouvrage. Plus précisément, la « demande de reconnaissance d’un droit » vise toute demande, même provisionnelle, par laquelle le maître de l’ouvrage entend obtenir du constructeur le paiement d’une certaine somme, ou l’exécution en nature de ses obligations.

Remédiant aux maux précédemment dénoncés, la décision de retenir comme point de départ du délai la date de l’action au fond est en outre conforme au droit commun de l’article 2224 du Code civil. Ce n’est en effet qu’au moment d’être assigné au fond que le constructeur peut effectivement prendre connaissance des faits qui lui sont reprochés et exercer ses propres recours. Aussi bien, l’assignation au fond, qui constitue la base de l’action indemnitaire du maître de l’ouvrage, détermine en même temps la date de la manifestation de son dommage, justifiant que le délai de prescription des actions récursoires du constructeur soit fixé à cette même date (v. déjà, en ce sens, CE 10 févr. 2017, n° 391722), l’action récursoire ayant précisément pour objet de réparer le préjudice personnel du constructeur résultant de sa mise en cause par le maître de l’ouvrage ou de sa condamnation à le garantir.

En l’espèce, l’OPH avait adressé sa requête au fond en indemnisation de ses préjudices le 28 novembre 2014, de sorte que l’action du maître d’œuvre et de son assureur en remboursement des sommes versées, introduite par assignation du 6 mars 2018, n’était pas prescrite.

Au-delà de son principe même, la portée de ce revirement doit également être soulignée. D’application immédiate, cette nouvelle jurisprudence est naturellement applicable aux actions récursoires fondées sur la garantie des vices cachés. Désormais, en cas de ventes successives, l’action récursoire du vendeur intermédiaire contre son propre vendeur commence à courir au jour de l’assignation principale au fond du sous-acquéreur ; de la même manière, le recours de l’entrepreneur-acquéreur contre le vendeur et le fabricant se prescrit à compter du jour où il a été assigné au fond par le maître de l’ouvrage.

Références :

■ Civ. 3e, 8 févr. 2012, n° 11-11.417 P : D. 2012. 498 ; RDI 2012. 229, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2012. 326, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 18-25.915 P D. 2020. 466, note N. Rias ; RDI 2020. 120, étude C. Charbonneau.

■ Civ. 3e, 1 oct. 2020, n° 19-21.502 RDI 2020. 609, obs. C. Charbonneau.

■ CE 10 févr. 2017, n° 391722 B : AJDA 2017. 325.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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