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[ 10 juin 2021 ] Imprimer

Procédure civile

Revirement de jurisprudence : l’équité proscrit sa rétroactivité

De deux textes de procédure civile découle la règle selon laquelle lorsque l’appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l’anéantissement ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que confirmer le jugement. Cependant, l’application immédiate de cette règle de procédure, affirmée par la Cour de cassation le 17 septembre 2020 pour la première fois dans un arrêt publié, dans les instances introduites par une déclaration d’appel antérieure à la date de cet arrêt, aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable prévu par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Civ. 2e, 20 mai 2021, n° 19-22.316 et n° 20-13.210

Le droit fondamental à un procès équitable suppose de déroger à la rétroactivité de principe des revirements de jurisprudence, comme en témoignent les deux décisions rapportées, consacrant ce qu’une partie de la doctrine appelle depuis longtemps de ses veux (v. G. Canivet N. Molfessis, « La politique jurisprudentielle », in Mélanges en l’honneur de Jacques Boré, la création du droit jurisprudentiel, Dalloz, 2007, p. 79 s.: le revirement de jurisprudence pour l’avenir).

■ Dans la première espèce, un couple de justiciables avait relevé appel, le 6 juillet 2017, du jugement d’un TGI ayant condamné in solidum leurs débiteurs à payer, d’une part, une certaine somme à l’époux et rejeté, d’autre part, les demandes de l’épouse.

Pour confirmer le jugement, l’arrêt d’appel retint que le dispositif des conclusions des appelants comportait des demandes tendant à « fixer », « condamner », « dire et juger », mais qu’ils s’abstenaient de conclure expressément à la réformation ou à l’annulation du jugement déféré, de sorte que leur appel était dénué d’objet.

■ Dans la seconde espèce, un justiciable avait relevé appel, le 6 mars 2018, du jugement d’un tribunal de commerce ayant déclaré prescrite son action tendant à la nullité de la cession des parts sociales consentie par une société et déclaré irrecevable sa demande en paiement des dividendes pour défaut de qualité et d’intérêt à agir. 

Pour confirmer le jugement, la cour d'appel retint que le dispositif des conclusions de l'appelant tendait uniquement à dire et juger que l’acte de cession des parts en date du 23 mai 1986 était nul et de nul effet, à constater que la société cédante prise en la personne de sa gérante avait renoncé à se prévaloir de la prescription, et à condamner cette société à lui payer la somme de 122 783 euros au titre des dividendes qu’il aurait dû percevoir, ainsi qu’à la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile, sans préciser, au préalable, qu’il demandait l’infirmation du jugement entrepris.

Dans ces deux affaires, la Cour, par un même moyen relevé d’office, annule les arrêts d’appel.

Elle concède qu’il résulte des articles 542 et 954 du Code de procédure civile que lorsque l’appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l’infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l’anéantissement ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que confirmer le jugement. Cependant, elle précise que l’application immédiate de cette règle de procédure, qui a été affirmée par la Cour de cassation le 17 septembre 2020 (Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626) pour la première fois dans un arrêt publié, dans les instances introduites par une déclaration d’appel antérieure à la date de cet arrêt, aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable, prévu par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Partant, en statuant comme elles l’ont fait, les juridictions d’appel ont donné une portée aux articles 542 et 954 du Code de procédure civile qui, pour être conforme à l’état du droit applicable depuis le 17 septembre 2020, n’était pas prévisible pour les parties à la date à laquelle elles ont relevé appel, soit, dans la première espèce, le 6 juillet 2017 et, dans la seconde, le 6 mars 2018, une telle portée résultant de l’interprétation nouvelle de dispositions au regard de la réforme de la procédure d’appel avec représentation obligatoire issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, l’application de cette règle de procédure dans l’instance en cours aboutissant à l'appelant d’un procès équitable au sens de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Dans ces deux affaires, la Haute cour juge donc que les arrêts attaqués, rendus conformément au droit positif, auraient dû l’être en application de la jurisprudence ancienne, antérieure au revirement de jurisprudence opéré sans que les justiciables aient pu l’anticiper ou le prévoir à la date à laquelle ils avaient interjeté appel des jugements déférés. Les juridictions du fond saisies ont donc à tort étendu dans le temps la portée de la nouvelle interprétation donnée par la Cour aux dispositions en cause en les rendant applicables aux instances en cours, aboutissant à priver les appelants, ayant exercé leur recours avant que fût consacrée la nouvelle règle jurisprudentielle obligeant les cours d’appel à confirmer les jugements dont les appelants ne concluent ni à la réformation ni à l’annulation, d’un procès équitable, au sens de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

La rétroactivité de principe des revirements de jurisprudence aurait dû conduire à une solution inverse à celles rapportées. Celle-ci s’explique par le caractère déclaratif, et non constitutif, de la jurisprudence, considérée comme constatant un état de droit préexistant sur lequel s’appuient ses décisions, partant censé avoir toujours existé. Prolongeant ce principe, le revirement de jurisprudence, constitué par un changement d’interprétation par le juge des règles de droit qui fondaient ses décisions antérieures, est empreint du même caractère rétroactif, en ce sens que même nouvelle, la solution judiciaire continue de « faire corps » avec la règle de droit déjà existante dont elle modifie seulement l’interprétation (V. sur ce point, A. Marais, Introduction au droit, 5e éd., Vuibert, n° 150). 

Toutefois, le droit d’accéder à un tribunal vient depuis longtemps tempérer ce principe dont l’insécurité, pour le justiciable qui intente son action à une date antérieure au revirement, donc selon les règles procédurales ou substantielles en vigueur à la date où il agit en justice, ne peut être que contestée. Pour ne pas déjouer ses prévisions et en vertu du droit fondamental européen à un procès équitable, dont le droit d’accès à un tribunal constitue l’une des déclinaisons, la Cour de cassation consent à ce titre à délaisser la rétroactivité de principe des revirements qu’elle opère pour ne leur faire produire effet, dans ces cas d’exception, que pour l’avenir. La solution nouvelle ne peut être rétroactivement appliquée à un litige né avant que celle-ci ne fut adoptée qu’à la condition que le justiciable ne se voie pas en conséquence privé de son droit à un procès équitable ou, pour reprendre les termes de l’Assemblée plénière dans un arrêt rendu le 21 décembre 2006, de son droit d’« accès au juge » (Cass., ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493). Dans cette affaire comme dans celle, soumise deux ans auparavant, à la deuxième chambre civile (Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426), il était question d’appliquer rétroactivement aux litiges survenus des revirements opérés relativement aux règles régissant la prescription de l’action civile et, de manière justement peu équitable, de priver en conséquence les victimes, dont l’action aurait dû en principe être jugée prescrite, de faire valoir leurs droits devant un juge. Dans des arrêts ultérieurs, les juges ont également refusé d’appliquer la règle issue d’un revirement de jurisprudence à l’instance en cours lorsque celle-ci réduisait le délai pour agir en justice (Civ. 1re, 11 mai 2012, n° 10-28.032 ; Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 10-28.032 ; Civ. 1re, 5 juill. 2012, n° 11-18.132), ou limitait l’étendue du pouvoir juridictionnel d’une cour d’appel (Com. 21 mars 2018, n° 16-28.412). Si ce refus est longtemps resté limité à quelques hypothèses marginales, il est, sous l’influence croissante du principe de proportionnalité dans toutes les branches du droit, de plus en plus régulièrement opposé, notamment à l’issue de contrôles de proportionnalité procédurale exercés en faveur du droit reconnu à tout justiciable d’accéder à un tribunal (v. la dernière décision rendue, Com. 12 mai 2021, n° 18-15.153).

La décision rapportée témoigne une nouvelle fois de la vitalité de la dérogation apportée, au nom du droit d’accès au juge, à la rétroactivité des revirements de jurisprudence, conformément à ce que, dès 1975, la Cour européenne des droits de l’homme avait souhaité jugeant, dans des termes particulièrement solennels, que « la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d’accéder aux tribunaux » et que « le droit d’accès constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’article 6 § 1 » (CEDH 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70).

Références :

■ Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626 P: D. 2020. 2046, note M. Barba ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; AJ fam. 2020. 536, obs. V. Avena-Robardet ; D. avocats 2020. 448 et les obs. ; Rev. prat. rec. 2020. 15, chron. I. Faivre, Anne-Isabelle Gregori, Rudy Laher et A. Provansal

Cass., ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493 P: D. 2007. 835, et les obs., note P. Morvan ; RTD civ. 2007. 72, obs. P. Deumier ; ibid. 168, obs. P. Théry

■ Civ. 2e, 8 juill. 2004, n° 01-10.426 P: D. 2004. 2956, note C. Bigot ; ibid. 2005. 247, chron. P. Morvan ; AJ pénal 2004. 411, obs. J. Leblois-Happe ; RTD civ. 2005. 176, obs. P. Théry

■ Civ. 1re, 11 mai 2012, n° 10-28.032: D. 2012. 953 ; RTD civ. 2012. 573, obs. R. Perrot

■ Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 10-28.032 P:   D. 2012. 2318 ; ibid. 2013. 324, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; AJ fam. 2012. 561, obs. N. Nord ; RTD civ. 2012. 713, obs. J. Hauser

■ Civ. 1re, 5 juill. 2012, n° 11-18.132 P:D. 2012. 1821 ; AJ fam. 2012. 508, obs. N. Nord

■ Com. 21 mars 2018, n° 16-28.412 P: DAE 18 avr. 2018, note Merryl Hervieu; D. 2018. 612 ; ibid. 1336, chron. S. Tréard, T. Gauthier, A.-C. Le Bras, S. Barbot et F. Jollec ; ibid. 2326, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJ contrat 2018. 182, obs. F. Buy ; RTD civ. 2018. 669, obs. H. Barbier ; ibid. 966, obs. P. Théry

■ CEDH 21 févr. 1975, Golder c/ RU, n° 4451/70

 

Auteur :Merryl Hervieu


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