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[ 23 septembre 2020 ] Imprimer

Droit des personnes

Rompre avec sa famille : le juge peut l’ordonner dans l’intérêt du majeur protégé

Compte tenu du comportement particulièrement néfaste du frère d’un majeur protégé, et de l’impossibilité d’un encadrement des visites ou de contacts téléphoniques, la cour d’appel ayant déduit de ces constatations la nécessité d’une rupture totale du lien familial a statué dans l’intérêt de la tutélaire, justifiant légalement sa décision au regard des articles 459-2 et 415, alinéa 3, du Code civil et 8 Conv. EDH d’interdire au demandeur toute relation avec sa sœur.

Un jugement du 5 septembre 2011 avait placé une femme sous tutelle pour une durée de cinq ans.

Lors du renouvellement de la mesure, le 11 juillet 2016, le juge des tutelles avait, après une ordonnance de dispense d’audition datée du 7 juin 2016, désigné un mandataire judiciaire à la protection des majeurs en qualité de tuteur.

Un arrêt du 17 mai 2018, rendu après une expertise médicale, avait confirmé ce jugement et rejeté la demande du frère de la majeure protégée tendant à être désigné en qualité de tuteur.

Par requête du 27 avril 2018, le tuteur avait saisi avec succès le juge des tutelles afin d’interdire les visites que le frère de l’incapable avait coutume de lui rendre. Le frère faisait grief à la juridiction de lui avoir interdit toute visite et même tout contact, notamment téléphonique, avec sa sœur, alors que l’interdiction pure et simple faite à un parent d’entretenir une relation avec un majeur protégé ne peut être prononcée que dans la mesure où elle est strictement nécessaire, ce qui suppose que toute autre mesure moins contraignante, en vertu des principes de nécessité et de subsidiarité applicables aux mesures applicables aux incapables, ait été envisagée avant d’être jugée insuffisante. Aussi bien, selon le demandeur au pourvoi, en ayant prononcé une telle mesure sans justifier de la nécessité de cette rupture totale du lien familial au lieu d’un simple encadrement des relations avec sa sœur, la cour d’appel aurait privé sa décision de base légale au regard des articles 459-2 et 415 du Code civil, ainsi que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme garantissant le droit au respect de la vie familiale.

Au nom de l’intérêt du majeur protégé tel qu’il fut souverainement apprécié par les juges du fond, la Cour de cassation rejette le pourvoi. Tout d’abord, la cour d’appel avait relevé, à l’appui d’un rapport d’expertise médicale confirmant, conformément aux conclusions des nombreux certificats médicaux communiqués par le frère de l’incapable lui-même, les troubles graves de la personnalité et du comportement dont sa sœur souffrait, en rapport avec une structure psychotique de type schizophrénique, et précisé que celle-ci n'était pas à même d'exprimer sa volonté de manière cohérente et adaptée. 

Elle avait ensuite constaté que la requête du tuteur tendant aux injonctions judiciairement prononcées était accompagnée d'un certificat médical précisant que la dernière hospitalisation de la majeure protégée en service de psychiatrie résultait de l'impossibilité, pour la maison de retraite dans laquelle elle résidait, de gérer les intrusions multiples de son frère, et que les liens que ce dernier entretenait avec l’intéressée étaient apparus comme des facteurs majeurs de déstabilisation psychique

Elle avait également ajouté qu'avait été préconisée par l'ensemble du service de psychiatrie chargé de soigner la tutélaire l'interdiction de toute visite de son frère et ce, quel que soit le lieu de vie institutionnel dans lequel l’incapable serait susceptible d’être placée. Aussi la juridiction du fond avait-elle énoncé qu’avait été jointe à la requête du tuteur une lettre adressée par le chef de service hospitalier au frère de l’incapable lui indiquant que, dans l'intérêt de sa sœur, ses visites n’étaient pas autorisées, et constaté que la posture du frère, qui persistait à se présenter comme le seul compétent pour déterminer l’intérêt de sa sœur, au risque de parasiter sa prise en charge, ne cessait de s'illustrer, au sein des divers lieux de vie et dans les salles d'audience, et que celui-ci n’entendait pas le message des professionnels, alors même que l'ordonnance de référé rendue à l’occasion de la demande de suspension de l'exécution provisoire, avait suggéré une meilleure acceptation de sa part du projet mis en place pour sa sœur avant d'envisager un rétablissement des visites.

Elle avait encore relevé que l’irrespect par le frère du déroulement de l'audience, au point de motiver son invitation à quitter la salle, ne permettait pas d'augurer positivement d'une évolution favorable de son comportement, et que la virulence proche de la violence de ses propos ainsi que le recours à certains stratagèmes, comme illustré dans les diverses plaintes déposées par le tuteur désigné de sa sœur, légitimaient l'interdiction de lui rendre visite, seule de nature à permettre le retour d’une certaine sérénité.

Elle avait enfin observé que cette sérénité était bénéfique à la majeure protégée, qui n’avait plus été hospitalisée en psychiatrie depuis cette décision d’interdiction, rendant ainsi vaines les attestations versées par son frère à l’effet de contredire cette réalité médicale.

La Cour de cassation estime alors que, par ces motifs, qui faisaient ressortir la nécessité d’une rupture totale du lien familial, dans l’attente d’une évolution du comportement du frère, et l’impossibilité d’un encadrement des visites ou de contacts téléphoniques, la cour d’appel avait statué dans l’intérêt de la majeure protégée, et ainsi justifié légalement sa décision.

La protection des incapables majeurs est instaurée et assurée dans le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne. Elle a pour finalité l’intérêt de la personne protégée (C. civ., art. 415, al. 3). Elle favorise, dans la mesure du possible, l’autonomie de celle-ci, notamment dans le cadre de sa vie personnelle et familiale. Ainsi l'article 459-2 alinéa 1 du Code civil confère-t-il expressément à la personne protégée le droit d’entretenir librement des relations personnelles avec tout tiers, parent ou non, ainsi que le droit d'être visitée et, le cas échéant, hébergée par ceux-ci. Il ajoute cependant qu’« (e)n cas de difficulté, le juge ou le conseil de famille s'il a été constitué statue » (al.2).

Protecteur, l’environnement familial, conjugal ou amical du majeur protégé peut être, tout autant, perturbateur voire destructeur. Ainsi, conformément à la réserve prévue par la disposition de droit interne précitée, la Cour juge que le droit de mener une vie familiale normale, inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme (art. 8), ne doit pas avoir pour effet d’empêcher l’autorité publique d’intervenir en cas de nécessité liée, notamment, à « la protection de la santé (…) d’autrui » (art. 8. 2, in fine). La liberté reconnue en conséquence à l’autorité judiciaire d’ordonner les mesures qu’elle estime nécessaires et conformes à l’intérêt du majeur protégé peut se traduire par la décision, certes radicale, d’écarter de son entourage un membre pourtant très proche de sa famille s’il s’avère que le comportement de ce dernier a pour effet d’accroître la vulnérabilité de la personne protégée et de compromettre son rétablissement ou du moins, la stabilité, qui reste toujours fragile, de son état (comp. Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 17-18.437).

C’est à l’effet de préserver cette liberté d’appréciation judiciaire (Sur le principe de l’appréciation souveraine de l’intérêt de la personne protégée par les juges du fond, v. notam. Civ. 1re, 27 févr. 2013, n° 11-28.307), protectrice donc salutaire, que les hauts magistrats écartent le grief tiré du défaut de nécessité et de subsidiarité de la mesure, selon lequel une autre mesure moins contraignante aurait été suffisante et celle ordonnée, non justifiée.

Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-15.781

Références : 

■ Convention européenne des droits de l’homme

Art. 8 Droit au respect de la vie privée et familiale 

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

■ Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 17-18.437 P: D. 2018. 333, note N. Peterka ; ibid. 1458, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro ; AJ fam. 2018. 124, obs. É. Pecqueur ; ibid. 6, obs. A. Dionisi-Peyrusse

■ Civ. 1re, 27 févr. 2013, n° 11-28.307 P: D. 2013. 640 ; ibid. 2196, obs. J.-J. Lemouland, D. Noguéro et J.-M. Plazy ; AJ fam. 2013. 304, obs. T. Verheyde ; RTD civ. 2013. 350, obs. J. Hauser

 

Auteur :Merryl Hervieu


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