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Droit des personnes
Se marier en connaissance de cause
Le mariage d'un majeur en tutelle constitue un acte strictement personnel soustrait à représentation mais soumis à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Un jugement du 9 novembre 2015, confirmé par un arrêt du 19 décembre 2017, avait placé une femme sous tutelle pour une durée de dix ans, un mandataire judiciaire à la protection des majeurs ayant été désigné en qualité de tuteur. Par requête du 11 décembre 2015, la personne protégée avait demandé au juge des tutelles, qui le lui avait refusé, l’autorisation de se marier avec son compagnon. Après qu’elle l’eut obtenue en appel, ses enfants firent grief aux juges du fond de l’avoir accordée au moyen principal de l’effet dévolutif de l’appel lequel, remettant la chose jugée en question devant la juridiction d’appel afin qu’il soit de nouveau statué en fait et en droit, obligeait celle-ci à vérifier par elle-même la volonté matrimoniale de l’intéressée et non pas seulement à relever que «lors de son audition par le juge des tutelles», l’incapable avait exprimé le souhait de s’unir maritalement avec son compagnon. Les requérants s’appuyaient également sur la méconnaissance par la cour de l’autorité de chose jugée de l’arrêt du 19 décembre 2017, et notamment des motifs de cette décision selon lesquels la mise sous tutelle de l’intéressée était justifiée par son «besoin absolu d’être protégée dans les actes de la vie civile et ne pouvant, en toute indépendance, exprimer sa volonté pour consentir librement à ces actes» dont, selon les demandeurs, celui de contracter mariage avec son compagnon, celle-ci n’étant pas apte à apprécier la portée de cet engagement matrimonial. Ainsi les enfants de l’incapable conclurent-ils leur argumentaire par l’absence, établie par deux certificats médicaux ignorés par la cour, d’un consentement personnel, libre et éclairé de leur mère à son projet de mariage.
L’ensemble de ces arguments est écarté par la Cour de cassation, qui juge que la cour d’appel, qui n’était pas tenue de s’expliquer sur les pièces qu’elle décidait d’écarter, a souverainement estimé qu’en dépit de sa vulnérabilité, le souhait exprimé par l’intéressée lors de sa première audition ainsi que la durée et la stabilité de la vie commune avec son compagnon, démontraient que son projet de mariage était réel et que la personne était en mesure d’apprécier la portée de son engagement matrimonial, même si elle devait être représentée dans les actes de la vie civile ; qu’elle en a souverainement déduit, sans méconnaître l’effet dévolutif de l’appel ni l’autorité de la chose jugée attachée à la décision d’ouverture de la mesure de protection, qu’il convenait d’autoriser le mariage de la majeure protégée.
Initialement, le régime de l’incapacité était dominé par la vulnérabilité de ceux auquel il s’adressait : sans remettre en cause la qualité de sujet de droit de l’incapable, titulaire d’un patrimoine, la nécessité de l’assister ou de le représenter sur la scène juridique prévalait sur celle de lui reconnaître une sphère d’autonomie personnelle. Le majeur incapable n’était pas appréhendé par le droit comme une véritable personne devant être dotée, à ce titre, de droits et de libertés.
En 1968, une réforme avait cependant opéré un changement, du moins symbolique, en faveur de l’indépendance des personnes incapables : sous l’influence des progrès de la médecine pour appréhender et traiter les malades mentaux et d’un regard en conséquence modifié sur cette population, le Code civil en avait extrait les incapables : plutôt que de les qualifier d’aliénés, comme en 1804, les incapables étaient désignés comme des « majeurs protégés ». Si ce changement terminologique était louable, il demeurait toutefois insuffisant, compte tenu notamment de l’évolution des données démographiques (forte croissance des majeurs comme des mineurs vulnérables en France). Il convenait, plus profondément, de consacrer les droits fondamentaux de la personne vulnérable, ce qui supposait de ne plus concevoir l’incapacité comme une privation, c’est-à-dire une simple réduction de la capacité juridique, mais de l’appréhender de façon positive et équilibrée comme une technique permettant à la fois de protéger l’incapable tout en lui réservant dans la mesure du possible une sphère d’autonomie personnelle. C’est notamment pour atteindre cet objectif que le droit des incapacités a été réformé par la loi du 5 mars 2007.
L’article 415 du Code civil traduit parfaitement ce changement de perspective : la « protection est instaurée et assurée dans le respect des libertés individuelles, des droits fondamentaux et de la dignité de la personne. Elle a pour finalité l’intérêt de la personne protégée. Elle favorise, dans la mesure du possible, l’autonomie de celle-ci ». Ainsi est reconnu au majeur protégé un statut personnel, qui s’applique quel que soit le régime de protection. Ces droits sont variés (logement, C. civ., art. 426; comptes bancaires, C. civ., art. 427, audition, C. civ., art. 432, information, C. civ., art. 457-1). Par ailleurs, à l’effet de consacrer et d’accroître la sphère d’autonomie personnelle de la personne vulnérable, la loi reconnaît à tous les majeurs protégés un pouvoir de décision concernant tous les actes légalement qualifiés de « strictement personnels » : par exception, ces actes ne peuvent donner lieu ni à représentation, ni à assistance (C. civ., art. 458, al. 1er). La loi en a dressé la liste : sont réputés strictement personnels la déclaration de naissance d’un enfant, sa reconnaissance, les actes de l’autorité parentale, la déclaration du choix ou du changement de nom d’un enfant et le consentement donné à sa propre adoption ou à celle de son enfant. Seule la personne protégée peut les accomplir, à la condition qu’elle soit douée d’un discernement suffisant (Civ. 1re, 24 mars 1998, n° 97-11.252). À défaut, il est impossible d’y suppléer : le majeur protégé jouit d’un monopole de décision à leur égard. De surcroît, la liste précitée n’est pas limitative : ainsi, le mariage, qui en est textuellement exclu, a été qualifié par la Cour de cassation d’acte strictement personnel (Civ. 1re, 2 déc. 2015, n° 14-25.777 ), ce qui est logique et révèle dans le même temps que l’absence d’exhaustivité, probablement volontaire, de la liste légale, laisse une marge importante d’appréciation au juge, souverain en la matière (Civ. 1re, 5 déc. 2012, n° 11-25.158), comme la Haute Juridiction prend ici soin de le rappeler.
Depuis longtemps recherché, progressivement atteint, l’objectif de renforcer l’autonomie personnelle du majeur a été encore récemment renforcé par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, qui a notamment modifié l’article 460 du Code civil pour dispenser l’incapable d’obtenir l’autorisation de la personne chargée de sa protection pour se marier. Celle-ci devra seulement être informée du projet de mariage auquel il pourra, le cas échéant, s’opposer sur le fondement de l’article 175 du Code civil modifié.
Le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond sur lequel la Haute cour met ici l’accent ne pourra sortir que renforcé de cette liberté nouvellement conférée : l’incapable pouvant désormais se marier sans y avoir été préalablement autorisé, les juges du fond se présentent désormais comme les seuls gardes fous pour apprécier, en cas de contestation, la capacité réelle de ce dernier à apprécier avec clairvoyance et sans contrainte extérieure la portée de son engagement matrimonial. Comme en atteste la décision rapportée, la vulnérabilité de la personne ne la prive pas nécessairement de la lucidité et de la stabilité nécessaires à la réalisation d’un projet marital qui, une fois celles-ci démontrées, justifient que, comme en l’espèce, le mariage du majeur protégé puisse être célébré.
Civ. 1re, 26 juin 2019, n° 18-15.830
Références
■ Civ. 1re, 24 mars 1998, n° 97-11.252 P: D. 1999. 19, note J.-J. Lemouland ; RTD civ. 1998. 658, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 2 déc. 2015, n° 14-25.777 P: D. 2016. 875, note G. Raoul-Cormeil ; ibid. 1334, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; ibid. 1523, obs. J.-J. Lemouland, D. Noguéro et J.-M. Plazy ; AJ fam. 2016. 107, obs. T. Verheyde ; RTD civ. 2016. 83, obs. J. Hauser
■ Civ. 1re, 5 déc. 2012, n° 11-25.158 P: D. 2012. 2964 ; ibid. 2013. 1089, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2013. 61, obs. T. Verheyde ; RTD civ. 2013. 93, obs. J. Hauser
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