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[ 7 janvier 2020 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Se sortir d’Internet

Le droit au déréférencement d’une donnée personnelle sensible ne peut être refusé que si l’inclusion du lien litigieux s’avère strictement nécessaire à la protection du droit des internautes à l’information.

Un homme exerçant la profession d’expert-comptable et de commissaire aux comptes avait été déclaré coupable d’escroquerie et de tentative d’escroquerie et condamné à dix mois d’emprisonnement avec sursis et 20 000 euros d’amende, ainsi qu’à payer une certaine somme à l’administration fiscale. Deux comptes rendus d’audience relatant cette condamnation pénale avaient été publiés sur le site internet d’un journal local. Soutenant que ces articles, bien qu’archivés sur le site du journal, étaient toujours accessibles par le biais d’une recherche effectuée à partir de ses nom et prénom sur le moteur de recherche Google, et reprochant à la société Google Inc. d’avoir refusé de procéder à la suppression des liens litigieux, le demandeur l’avait assignée aux fins de déréférencement.

La cour d’appel rejeta sa demande. Elle retint, d’une part, que si l’infraction fiscale pour laquelle il avait été condamné avait été commise dans le cadre de sa sphère privée, le référencement des données litigieuses demeurait pertinent au regard de sa profession, dès lors que l’intéressé, en sa qualité d’expert-comptable demeurée inchangée malgré la condamnation pénale, reste amené à donner des conseils de nature fiscale à ses clients et que ses fonctions de commissaire aux comptes appellent une probité particulière ; d’autre part, elle estima que son appartenance à une profession réglementée lui confère un rôle dans la vie publique. De ces considérations, la cour déduit que le droit des internautes à avoir accès à l’information relative à sa condamnation pénale, en lien avec sa profession, devait prévaloir sur le droit à la protection de ses données à caractère personnel.

La Cour de cassation ne partage pas cette analyse. Ainsi juge-t-elle qu’ « en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui incombait, si, compte tenu de la sensibilité des données en cause et, par suite, de la particulière gravité de l’ingérence dans les droits (du demandeur) au respect de sa vie privée et à la protection de ses données à caractère personnel, l’inclusion des liens litigieux dans la liste des résultats était strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès aux pages internet concernées, à défaut de quoi serait caractérisé un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du code de procédure civile, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ».

L’intérêt essentiel de cette décision tient dans l’application par la Cour de cassation des principes de solutions très récemment dégagés par la Cour de justice de l'Union Européenne en réponse à une question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat sur le traitement de données personnelles sur des sites web (CJUE 24 sept. 2019, CG e.a.c./CNIL, aff. C-136/17). Dans cette décision, les juges européens avaient interprété les dispositions de l’article 8 § 1 et 5 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des données personnelles comme devant rendre applicables l’interdiction ou les restrictions relatives au traitement de certaines catégories de données à caractère personnel à l’exploitant d’un moteur de recherche, lequel est donc par principe obligé de faire droit aux demandes de déréférencement qui lui sont adressées lorsqu’elles portent sur des liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles « sensibles », dont celles relatives à une procédure judiciaire dont une personne physique a été l’objet ainsi que, le cas échéant, celles relatives à la condamnation qui en a découlé (Direct., art. 8, § 5)

La Cour de justice de l'Union européenne fait peser sur l’exploitant la charge, dans une telle hypothèse, de soupeser les intérêts en présence, lui imposant de vérifier si le référencement, sur la base de l’ensemble des éléments pertinents du cas considéré et la prise en compte de la gravité de l’ingérence dans les droits fondamentaux de la personne concernée dans son droit au respect de sa vie privée et à la protection de ses données personnelles, s’avère strictement nécessaire à la protection du droit à l’information des internautes potentiellement intéressés à avoir accès à cette page web. Elle exige également de toute juridiction saisie d’une demande de déréférencement portant sur un lien vers une page internet contenant des données à caractère personnel relatives aux infractions et aux condamnations pénales, de vérifier de façon concrète, pour en apprécier le bien-fondé, si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, comme le droit à l’information du public, et si elle est strictement nécessaire pour assurer sa préservation.

Cette décision présente également l’intérêt d’illustrer les difficultés inhérentes au contrôle de proportionnalité, dont la méthode fondée sur la « mise en balance des intérêts » en présence et concurrents se révèle, en pratique, bien plus ardue que le principe de proportionnalité lui-même, dont le postulat va de soi face à l’incontestable pullulement de droits fondamentaux à valeur normative équivalente, tels que ceux mis en l’espèce en concurrence : le droit au déréférencement versus le droit du public à l’information. La mise en œuvre du contrôle est nécessairement complexe puisqu’elle repose sur une analyse spécifiquement contextuelle, conjoncturelle, circonstancielle, sur une méthode très concrète d’ajustement des intérêts en appelant à une pluralité d’éléments, juridiques comme factuels, à mettre en relation puis « en balance », et à laquelle ne peut servir aucune règle générale et abstraite préalable, de même qu’aucune règle de ce type ne peut être induite de son exercice. 

Ainsi, en l’espèce, le demandeur pouvait aisément invoquer son droit, depuis longtemps reconnu (L. n° 78-17 du 6 janv. 1978, art. 40) bien qu’il ait été récemment élargi (v. supra), de s’opposer au traitement de certaines de ses données personnelles, de même qu’il pouvait sans mal convaincre de l’atteinte à sa vie privée, dans son aspect professionnel, générée par le référencement à sa condamnation pénale, de surcroît ancienne et justifiée par une fraude fiscale commise hors du cadre de ses activités d’expert-comptable ; en outre, l’intrusion subie n’était pas équivalente à celle qui pouvait, à premières vues, transparaître de l’objet de sa demande : en effet, le droit au déréférencement consiste non pas à faire disparaître l’information litigieuse, mais à rendre impossible de retrouver ledit site à partir d’une recherche comprenant le nom et prénom de l’intéressé. 

En même temps, ce droit légitime à l’oubli n’est pas absolu et doit être concilié avec celui, qui l’est tout autant, du droit à l’information. Or en l’espèce, l’information litigieuse avait incontestablement un intérêt pour les particuliers ou entreprises qui envisageraient de faire appel aux services de cet ancien fraudeur. En outre, l’exploitant pouvait opposer au requérant l’antériorité de la publication des faits litigieux (dans un journal local), en sorte que ces faits étaient, avant même d’être accessibles par son moteur de recherche, déjà sortis de sa sphère privée. 

Enfin, la question pouvait être posée de savoir si les conséquences négatives des informations incriminées sur l’activité professionnelle du demandeur ne trouvaient pas leur cause première dans sa condamnation pénale, et non dans sa publication, relativisant ainsi l’illégitimité du référencement discuté. Tous pertinents, ces éléments devaient être pris en considération dans leur ensemble et soupesés à l’effet de privilégier, in fine, l’intérêt le plus légitime à protéger, en l’espèce. La Haute cour a privilégié, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, les droits fondamentaux de la personne concernée et annulé en conséquence l’arrêt d’appel pour avoir rejeté la demande de déréférencement. La solution peut certainement être expliquée par l’insuffisance de l’analyse opérée par les juges d’appel, alors que la méticulosité inhérente au contrôle judiciaire de proportionnalité implique de tenir compte de l’ensemble des éléments pertinents sans opérer de tri altérant l’efficacité du contrôle et en en faussant, partant, l’issue ; ainsi la cour d’appel ne pouvait-elle se contenter, pour motiver son refus de faire droit à la demande, de s’appuyer sur la profession et la fonction du requérant. En lien avec les lacunes dénoncées de leur motivation, la cassation de leur décision peut également être justifiée par la faveur qui semble se dégager de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE 24 sept. 2019, CG e.a.c./CNIL, aff. C-136/17, préc. v. déjà CJUE 13 mai 2014, Google Spain SL/Gonzalez, aff. C-131/12) pour le droit au déréférencement, auquel il ne pourrait être dérogé qu’en cas de « stricte » nécessité informative d’intérêt public. La rigueur du contrôle qui en résulte pour le juge interne justifie d’autant plus la vérification méticuleuse du caractère impérieux de l’intérêt du public à obtenir une information contraire aux droits à la vie privée et au déréférencement de celui qu’elle concerne.

Civ. 1re, 27 nov. 2019, n° 18-14.675

Références

 Fiches d’orientation Dalloz : Droit à l’effacement des données à caractère personnel

■ CJUE 24 sept. 2019, CG e.a.c./CNIL, aff. C-136/17: AJDA 2019. 1839 ; ibid. 2291, chron. P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian ; D. 2019. 2022, note J.-L. Sauron ; Dalloz IP/IT 2019. 631, obs. N. Martial-Braz ; Légipresse 2019. 515

■ CJUE 13 mai 2014, Google Spain SL/Gonzalez, aff. C-131/12: AJDA 2014. 1147, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; D. 2014. 1476, note V.-L. Benabou et J. Rochfeld ; ibid. 1481, note N. Martial-Braz et J. Rochfeld ; ibid. 2317, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; AJCT 2014. 502, obs. O. Tambou ; Légipresse 2014. 330 et les obs. ; JAC 2014, n° 15, p. 6, obs. E. Scaramozzino ; Constitutions 2014. 218, chron. D. de Bellescize ; RTD eur. 2014. 283, édito. J.-P.  Jacqué ; ibid. 879, étude B. Hardy ; ibid. 2016. 249, étude O. Tambou ; Rev. UE 2016. 597, étude R. Perray

 

Auteur :Merryl Hervieu

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