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Droit des obligations
S’enrichir sans cause, s’appauvrir sans faute
En cas d’enrichissement injustifié, le succès de l’action de in rem verso dépend de l’absence de faute, même simple, de l’appauvri.
Entre 2009 et 2015, un homme avait résidé dans la maison appartenant à la fille de son ancienne concubine.
Soutenant qu’il avait réalisé à ses frais des travaux dans cette maison, il avait assigné sa propriétaire, après que celle-ci l’eut expulsé, en indemnisation sur le fondement de l’enrichissement sans cause.
Débouté de sa demande en appel, la juridiction du fond le jugeant fautif d’avoir réalisé ces travaux sans l’accord exprès de la propriétaire, il forma un pourvoi en cassation au moyen principal qu'il avait effectué les travaux litigieux avec l’« accord tacite », et « absolument évident » de la propriétaire des lieux, ce que la cour d’appel aurait dû déduire des faits qu’elle avait elle-même constatés : tout d’abord, que la propriétaire avait obtenu une autorisation d’effectuer des travaux de rénovation dès 2002 ; ensuite, que les dates apposées sur les différentes factures et tickets correspondaient à l’époque où il vivait avec la mère de la propriétaire, ce qui établissait à l’endroit de cette dernière l’absence de cause de son enrichissement ; enfin, qu’aucune entreprise quelconque n’était, par ailleurs, intervenue pour la réalisation de ces travaux, l’ensemble de ces circonstances établissant bien qu’il les avait lui-même et spontanément réalisés, avec l’accord tacite manifeste de la propriétaire des lieux.
Au visa de l’article 1371 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, dont il résulte que nul ne peut s’enrichir sans cause au détriment d’autrui, la Cour de cassation censure la décision des juges du fond qui en n’ayant pas recherché, comme il le leur était demandé, s’il ne résultait pas de ses propres constatations l’existence d’un accord tacite de la propriétaire sur la réalisation de travaux par le demandeur, n’ont pas donné de base légale à leur décision.
En constatant l’absence de faute de l’appauvri, lequel avait bien obtenu l’accord, même tacite, de la propriétaire des lieux, pour accueillir son action de in rem verso, la Cour fait ainsi dépendre le succès d’une telle action de l’absence de faute de l’appauvri. Pour obtenir, tel qu’en l’espèce, une indemnisation, le demandeur ne doit pas s’être appauvri par sa faute, même simple puisque seule était discutée l’éventuelle faute d’imprudence ou de négligence du demandeur, qui n’avait pas obtenu l’accord exprès de celle qu’il avait enrichie. Cette solution est contestable à deux titres.
D’une part, elle établit un lien contestable entre ce quasi-contrat que constitue l’enrichissement sans cause, naissant par principe d’un fait licite, et la faute inhérente à la responsabilité du fait personnel. Reposant sur un principe général « dérivant du principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui » qui permet à celui qui, « par un sacrifice ou un fait personnel », a procuré un avantage à celui contre lequel il agit (Req. 15 juin 1892), l’existence d’un enrichissement venu d’autrui, sous-jacente à la notion de quasi-contrat, est d’autant moins compatible avec les règles de la responsabilité personnelle que l'action de in rem verso qui en découle constitue en principe un instrument purement objectif destiné à rétablir l'équilibre rompu entre deux patrimoines. Dans cette perspective, l’obstacle de la faute de l’appauvri paraît peu pertinent pour juger du bien-fondé de son action (Carbonnier, Droit civil, T. 4, Obligations, § 307). La jurisprudence traditionnelle s’y opposait d’ailleurs fermement, en dépit des quelques propositions doctrinales d’intégrer la théorie dans le cadre de la responsabilité délictuelle (G. Marty et P. Raynaud, Les obligations, Les sources, 2e éd., T. 1, n° 390), soit en en faisant un "quasi-délit" (Ce fut le cas de Planiol, V. sur ce point, F. Goré, L'enrichissement aux dépens d'autrui, Dalloz 1949, n° 39), soit en y voyant une application de la théorie du risque (Ripert et Tesseire, « Essai d'une théorie de l'enrichissement sans cause en droit civil français » ; RTD civ. 1904, pp. 727 s.). Ignorant ces thèses, la jurisprudence se contentait pour accueillir l'action que l'appauvri ne jouît, "pour obtenir ce qui lui est dû, d'aucune autre action naissant d'un contrat, d'un délit ou d'un quasi-délit " (Civ., 12 mai 1914). En conséquence de l’autonomie consacrée de la théorie de l’enrichissement sans cause par rapport à celle de la responsabilité civile, à défaut de laquelle le quasi-contrat d'enrichissement sans cause ne présenterait d'ailleurs pas d’utilité, la faute de l’appauvri, quel que fût son degré de gravité, était indifférente à la réussite de son action. En l’espèce, en faisant néanmoins dépendre le succès de l'action de in rem verso de l'absence de faute de celui qui s’est appauvri, la Cour de cassation trahit donc le mécanisme de cette action dont le but est de rétablir, de façon purement objective, l’équilibre patrimonial rompu par l’entreprise de celui qui, sans cause provenant de l’accomplissement d’une obligation ou d’une intention libérale (C. civ., art. 1303-1), s’est délibérément appauvri.
La Cour contredit, en outre, une jurisprudence qui semblait établie, ajoutant au trouble jurisprudentiel constaté sur cette question de l’incidence de la faute de l’appauvri. En effet, si les réponses qui y étaient apportées par la jurisprudence contemporaine étaient, en raison des divergences opposant les différentes chambres de la Cour de cassation, incertaines, un point semblait acquis : celui qui par sa faute d’imprudence ou de négligence, s’est appauvri, reste en droit d’exercer un recours fondé sur l'enrichissement sans cause (V. Civ. 1re, 3 juin 1997, n° 95-13.568), contrairement à celui qui est responsable d’une faute caractérisée (Com. 19 mai 1998, n° 96-16.393 ; Civ. 1re, 24 mai 2005, n° 03-13.534 ; Civ. 1re, 5 avr. 2018, n° 17-12.595, exigeant une faute lourde ou intentionnelle). Cette distinction fondée sur le critère de gravité de la faute semble ici abolie : en effet, se déduit d’une lecture a contrario de la décision que si l’appauvri n’avait pas obtenu l’accord de la propriétaire, le simple fait d’avoir ainsi commis une imprudence, ou une négligence, l’aurait privé de son recours en remboursement fondé sur l’enrichissement sans cause. La Cour entendrait-elle alors durcir sa position en faisant désormais dépendre le succès de l’action de in rem verso de l'absence de faute, même simple, de l’appauvri ? L’hypothèse ne doit pas être exclue dès lors qu’un glissement vers un tel durcissement avait déjà pu être noté lorsque la Cour ferma l’action à l’appauvri responsable d’une faute professionnelle (Civ. 1re, 19 mars 2015, n° 14-10.075), rabaissant ainsi déjà le seuil de gravité traditionnellement requis de la faute commise (lourde ou intentionnelle) pour justifier l’irrecevabilité de l’action. Dans le cas d’une faute caractérisée, celle-ci est en effet considérée comme la cause de l’appauvrissement du demandeur, le privant ainsi d’agir. Cela étant, l’argument vaut tout autant concernant la faute simple, ce qui rend la distinction jadis établie assez peu compréhensible, sauf à revenir à une conception morale de la faute civile depuis longtemps abandonnée.
Quoi qu’il en soit, l’argument manque en toute hypothèse de solidité, la "cause" censée faire obstacle à l'action de in rem verso ne devant pas être confondue avec celle employée, sous le même vocable, par le droit des obligations, le défaut de cause visant ici l’inexistence de tout titre d’enrichissement, dans la loi, le contrat, le délit ou quasi-délit ou bien encore dans la poursuite d’une intention libérale, bref, toutes autres sources d’enrichissement et d’appauvrissement corrélatifs qui priveraient logiquement le demandeur de la possibilité d’agir sur le fondement de l’enrichissement sans cause. En revanche, la faute civile ne peut être considérée comme une « cause » légitime d’appauvrissement empêchant son auteur d’agir, ce qui reviendrait à transformer le mécanisme propre à l’action de in rem verso en instrument indirect de sanction de la faute, sur un fondement autre que celui issu de l’article 1240 du Code civil (anc. art. 1382) normalement applicable à la responsabilité du fait personnel.
D’ailleurs, le texte actuel (C. civ., art. 1303-1) ne mentionne pas cette hypothèse, l’absence de cause renvoyant simplement au fait que l’enrichissement, désormais dit « injustifié », « ne procède ni de l’accomplissement nécessaire d’une obligation ni d’une intention libérale ».
En outre, le nouvel article 1303-2, alinéa 2 du Code civil, en prévoyant que la faute de l’appauvri puisse seulement avoir une incidence sur l’étendue de son indemnisation, refuse implicitement de l’ériger en condition de l’admission de l’action, ce qui ne peut être qu’approuvé.
Civ. 1re, 11 mars 2020, n° 18-14.673
Références
■ Req. 15 juin 1892, Boudier ; GAJC, vol.2, n°241
■ Civ., 12 mai 1914 : S. 1918, 1, p. 41, note Naquet
■ Civ., 2 mars 1915 ; DP 1920, 1, p. 102.
■ Civ.1re, 3 juin 1997, n° 95-13.568 P
■ Com. 19 mai 1998, n° 96-16.393 P: D. 1999. 406, note M. Ribeyrol-Subrenat ; RTD civ. 1999. 105, obs. J. Mestre
■ Civ. 1re, 24 mai 2005, n° 03-13.534 P: D. 2005. 1656
■ Civ. 1re, 5 avr. 2018, n° 17-12.595 P: D. 2018. 799 ; RTD civ. 2018. 647, obs. H. Barbier ; RTD com. 2018. 353, obs. F. Pollaud-Dulian
■ Civ. 1re, 19 mars 2015, n° 14-10.075: D. 2015. 1084, note J. Lasserre Capdeville
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