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Droit pénal des affaires
Transfert de responsabilité pénale et fusion-absorption : un revirement, des solutions
L’arrêt rendu le 25 novembre dernier sera sans doute le plus remarqué de cette fin d’année 2020. Après 20 ans de jurisprudence constante concernant la question de la responsabilité pénale d’une personne morale en cas de fusion-absorption d’une société par une autre, la chambre criminelle fait volte-face.
Crim. 25 novembre 2020, n° 18-86.955
L’affaire à l’origine de ce revirement de jurisprudence est la suivante : une information judiciaire a été ouverte à l’encontre d’une société après l'incendie de ses entrepôts de stockage d’archives. Cette dernière a été convoquée à l’audience du tribunal correctionnel du 23 novembre 2017, du chef de destruction involontaire de bien appartenant à̀ autrui par l'effet d'un incendie provoqué par manquement à une obligation de sécurité́ ou de prudence imposée par la loi. Mais le 31 mars 2017, la société et sa maison mère avaient été́ absorbées dans le cadre d’une opération de fusion-absorption. Les parties civiles ont alors fait citer la société́ absorbante à comparaitre à l’audience du 23 novembre 2017. En outre, cette dernière est intervenue volontairement à la procédure ouverte après information judiciaire.
Par jugement en date du 8 février 2018, le tribunal correctionnel a notamment ordonné un supplément d'information afin de déterminer les circonstances de l’opération de fusion-absorption, et de rechercher tout élément relatif à la procédure en cours, notamment s’agissant de l'infraction de destruction involontaire initialement poursuivie à l'encontre de la société́ absorbée. La société absorbante qui a vainement sollicité la nullité́ du supplément d’information devant la Cour d’appel a alors formé un pourvoi en cassation. Elle invoquait logiquement la solution classique selon laquelle une société absorbante n'est pas pénalement responsable des infractions commises par la société absorbée avant la fusion en application du principe de responsabilité personnelle énoncé à l’article 121-1 du Code pénal (Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742 ; Crim. 14 oct. 2003, n° 02-86.376 ; Crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366; Crim. 29 juin 2016, n° 16-90.009).
Rompant avec cette jurisprudence traditionnelle, la chambre criminelle admet la possibilité de condamner pénalement une société absorbante pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée. Mais si le principe change, c’est en réalité une décision tout en nuances que rendent les juges du quai de l’Horloge. La Cour de cassation opère une distinction entre deux hypothèses : en premier lieu, elle envisage le transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante pour les seules sociétés anonymes sur le fondement de la continuité économique. En second lieu, elle emprunte la piste de la fraude à la loi. Dans les deux cas, elle précise les modalités d’application dans le temps de ses nouvelles solutions jurisprudentielles et les sanctions susceptibles d’être prononcées à l’encontre de la société absorbante.
■ Hypothèse n°1 : l’admission du transfert de responsabilité pénale pour les sociétés anonymes à l’avenir
Selon la chambre criminelle, « le juge qui constate qu’il a été́ procédé́ à une opération de fusion-absorption entrant dans le champ de la directive [78/855/CEE du Conseil du 9 oct. 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes] ayant entraîné́ la dissolution de la société́ mise en cause, peut, après avoir constaté que les faits objet des poursuites sont caractérisés, déclarer la société́ absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation » (§ 37).
La solution nouvelle repose sur l’abandon de l’analyse de l’opération de fusion-absorption consistant à assimiler la dissolution de la société absorbée au décès d’une personne physique. Selon la chambre criminelle, « cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption doit être remise en cause car, d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité́ de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité́ économique » (§ 21). Le principe de réalité économique devient central. La haute juridiction reprend à son compte une approche fondée sur l'existence d'une continuité juridique et économique de l'entreprise existant entre la société́ absorbée et la société́ absorbante. Ce critère avait permis, déjà, à la chambre commerciale (Com. 21 janv. 2014, n° 12-29.166) puis au Conseil constitutionnel (Cons. const. 18 mai 2016, n° 2016-542 QPC) et à la cour européenne des droits de l’Homme d’admettre que l’amende civile sanctionnant des pratiques restrictives de concurrence peut être prononcée contre la société absorbante sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise (CEDH, décis., 1er oct. 2019, Carrefour France c/ la France, n° 37858/14). « Ainsi, la continuité́ économique et fonctionnelle de la personne morale conduit à̀ ne pas considérer la société́ absorbante comme entant distincte de la société́ absorbée, de sorte que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’oppose pas à̀ ce que l’article 121-1 du code pénal soit désormais interprété́ comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption ». En visant la continuité économique et fonctionnelle de l'entreprise, la chambre criminelle permet, en cas de modification juridique de la forme de l'entreprise ou de la disparition de la personne morale qui l'exploite, d'assurer le transfert de l'imputation. Afin de préserver les droits de la défense, la société́ absorbante, bénéficie des mêmes droits que la société́ absorbée et peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer.
Cette approche renouvelée en profondeur a pour objectif, il est vrai, et comme le souligne la chambre criminelle, « de permettre de tirer les conséquences de l’arrêt de la Cour de justice du 5 mars 2015 » (§ 27). Selon la juridiction européenne, l'article 19 de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes doit être interprété en ce sens qu'une fusion par absorption, au sens de la directive, entraîne la transmission, à la société absorbante, de l'obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant la fusion. La société absorbante se substitue donc à la société absorbée, avec transmission universelle de ses droits, biens et obligations (CJUE 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13). Si cette décision paraissait remettre en cause la jurisprudence interne solidement fixée à l’époque, la chambre criminelle avait écarté l’argument relatif à la jurisprudence de la CJUE en rappelant que « la troisième directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 concernant les fusions des sociétés anonymes, qui a été codifiée par la directive 2011/35/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011, telle qu’interprétée en son article 19 paragraphe 1 par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt du 5 mars 2015 précité, est dépourvue d’effet direct à l’encontre des particuliers ». Il résulte de ce principe l'impossibilité, pour une directive, de déterminer ou d'aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en contrevenant à ses dispositions. Peu importait dès lors l’interprétation de la directive, la directive elle-même étant hors du litige (Crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366, préc.).
Les peines encourues - Une fois admis le principe du transfert de responsabilité, la chambre criminelle précise que la société́ absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société́ absorbée avant l’opération. En conséquence, les peines, telles que l’affichage de la décision, la fermeture d’établissement ou la dissolution, prévues aux articles 131-37 à 131-39-2 du Code pénal ne peuvent être prononcées.
Il n’est pas certain que cette nouvelle analyse proposée par la Cour de cassation convainque tout à fait. Plusieurs reproches pourraient être formulés. Un premier tient à la distinction quant à l’application des principes fondamentaux du droit pénal (responsabilité pénale personnelle et personnalité des peines) selon que l’on est une personne morale ou une personne physique. Un deuxième est relatif à la hiérarchie des valeurs sur lesquelles repose la décision (comme celle de la CJUE) laquelle s’organise désormais sur la prévalence de préservation de l’ordre public économique sur les principes fondamentaux du droit pénal. Enfin, l’arrêt aboutit à instaurer un système de responsabilité pénale différent en fonction de la nature de la société concernée : l'arrêt ne concerne que les sociétés anonymes.
La modulation dans le temps de la solution nouvelle- Le revirement de jurisprudence de la chambre criminelle ayant pour effet de modifier au détriment des sociétés absorbantes la portée de leur responsabilité pénale, il ne peut être appliqué rétroactivement. Le respect des exigences conventionnelles impose en effet que le revirement de jurisprudence in defavorem imprévisible est incompatible avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH, gr. ch., 21 oct. 2013, Del Río Prada c/ Espagne, n° 42750/09). La chambre criminelle précise que sa nouvelle interprétation « ne s’appliquera, en conséquence, qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au prononcé du présent arrêt et sera donc sans effet dans la présente affaire » (§ 39).
■ Hypothèse n°2 : l’admission du transfert de responsabilité pénale en cas de fraude à la loi ; une application immédiate
Dans cette seconde hypothèse, la chambre criminelle admet que « l'existence d'une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l'encontre de la société́ absorbante lorsque l'opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société́ absorbée à sa responsabilité́ pénale. Cette possibilité́ est indépendante de la mise en œuvre de la directive du 9 octobre 1978, précitée » (§ 41).
Cette hypothèse, autonome de la première, répond sans nul doute aux vœux d’une partie de la doctrine, laquelle plaidait depuis longtemps pour l’admission d’une alternative possible à l’irresponsabilité pénale en cas de fusion et consistant à porter une plus grande attention aux hypothèses de fraude à la loi. C’est dorénavant chose faite : une opération de fusion ou d'absorption inspirée par le seul souci d'échapper à une condamnation pénale neutralise le principe de personnalité et évite l’impunité. A la différence de la première hypothèse, la chambre criminelle admet ici toute peine encourue par la société absorbée peut être prononcée à l’encontre de la société absorbante.
Concernant l’application dans le temps de cette seconde solution, la cour souligne que « Si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible. Elle est donc applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt » (§ 42). S’il est vrai que la chambre criminelle n’avait jusqu’ici pas eu l’occasion de se prononcer sur l’incidence d’une fraude à la loi commise à l’occasion d’une opération de fusion permettant d’éluder l’application du principe de responsabilité personnelle, on relèvera tout de même que déjà la chambre commerciale avait réservé expressément l'hypothèse de la fraude comme exception au principe de l’irresponsabilité (Com. 15 juin 1999, n° 97-16.439). Elle indiquait ainsi que « la COB n'a pas constaté que la société en cause aurait procédé à sa scission et à sa dissolution dans le but avéré d'éluder toute poursuite et aurait ainsi commis une fraude à la loi susceptible de vicier cette opération ».
In fine, l’application combinée des différentes solutions permet désormais de retenir la responsabilité pénale d'une société absorbante à raison des agissements de la société (on renverra utilement au tableau récapitulatif des solutions proposées sur le site de la Cour de cassation)
En cas fusions relevant de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes mais uniquement pour les opérations de fusion postérieures au 25 novembre 2020.
En cas d’opération de fusion-absorption réalisée en fraude à la loi que la fusion relève de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes et que l’opération soit antérieure au 25 novembre 2020 ou postérieure à cette date ou qu’elle n’entre pas dans le champ de ladite directive.
L’impunité d'une société absorbante à raison des agissements de la société absorbée a vécu. Les solutions dégagées sont sans doute satisfaisantes sur le plan d’une répression bien comprise. Il n’est en revanche pas certain que les principes du droit pénal en sortent indemnes.
Références
■ Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742 P : D. 2001. 853, note H. Matsopoulou ; ibid. 1608, obs. E. Fortis et A. Reygrobellet ; ibid. 2002. 1802, obs. G. Roujou de Boubée ; Rev. sociétés 2001. 851, note I. Urbain-Parleani ; Dr. soc. 2000. 1150, obs. P. Morvan ; RSC 2001. 153, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2000. 1024, obs. B. Bouloc ; ibid. 2001. 459, obs. C. Champaud et D. Danet
■ Crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366 P : Dalloz Actu Étudiant, 16 nov. 2016, obs. C. Lacroix ; D. 2016. 2606, note R. Dalmau ; ibid. 2017. 245, chron. G. Guého, L. Ascensi, E. Pichon, B. Laurent et G. Barbier ; ibid. 2335, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2017. 36, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2017. 234, note H. Matsopoulou ; RSC 2017. 297, obs. H. Matsopoulou ; RTD civ. 2017. 399, obs. H. Barbier ; RTD eur. 2017. 336-17, obs. B. Thellier de Poncheville
■ Crim. 14 oct. 2003, n° 02-86.376 P : D. 2004. 319, obs. G. Roujou de Boubée ; AJ pénal 2003. 101, obs. A. P. ; Rev. sociétés 2004. 161, note B. Bouloc ; RSC 2004. 339, obs. E. Fortis ; RTD com. 2004. 380, obs. B. Bouloc
■ Crim. 29 juin 2016, n° 16-90.009
■ Com. 21 janv. 2014, n° 12-29.166 P
■ Cons. const. 18 mai 2016, n° 2016-542 QPC : D. 2016. 1076 ; ibid. 2017. 881, obs. D. Ferrier ; AJCA 2016. 338, note L. Arcelin ; RTD civ. 2016. 628, obs. H. Barbier
■ CEDH, décis., 1er oct. 2019, Carrefour France c/ la France, n° 37858/14 : D. 2020. 475, note J. Gallois ; ibid. 2033, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; RSC 2019. 836, obs. M.-C. Sordino ; RTD civ. 2020. 107, obs. H. Barbier ; RTD com. 2020. 109, obs. A. Lecourt
■ CJUE 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condições de Trabalho, C-343/13 : Dr. soc. 2015. 735, étude M.-C. Amauger-Lattes
■ CEDH, gr. ch., 21 oct. 2013, Del Río Prada c/ Espagne, n° 42750/09 : D. 2013. 2775, obs. J. Falxa ; RSC 2014. 174, obs. D. Roets
■ Com. 15 juin 1999, n° 97-16.439 P : D. 1999. 197 ; Rev. sociétés 1999. 844, note D. Vatel ; RSC 2000. 629, obs. J. Riffault ; RTD com. 1999. 914, obs. N. Rontchevsky
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