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Droit des biens
Trouble anormal du voisinage : précisions sur la notion de voisin
En qualité de voisin occasionnel, l’entrepreneur, même de travaux publics, est responsable de plein droit pour avoir causé un trouble anormal.
A la demande de la société GRDF, une société de travaux publics avait posé une canalisation de gaz dans une rue perpendiculaire à un immeuble appartenant à une société d'HLM. Le conseil général du département avait confié l'exécution de travaux d'aménagement de voirie à un groupement d'entreprises, dont l’une était spécialement chargée de l'exécution de travaux de terrassement, de voirie et d’assainissement. A la suite de l'arrachement d'une conduite de gaz, une explosion s'était produite, donnant lieu à un incendie. Le sinistre ayant gravement endommagé son immeuble, qui avait en conséquence été démoli, puis reconstruit, la société d'HLM avait assigné l’entrepreneur public, ainsi que son assureur, en réparation. Se fondant sur la théorie des troubles anormaux du voisinage, la cour d’appel accueillit la demande. C’est précisément l’application de cette théorie au cas d’espèce que contestèrent l’entrepreneur public et son assureur devant la Cour de cassation. Selon eux, seuls le propriétaire ou le bénéficiaire d'un titre l'autorisant à occuper ou à exploiter habituellement un immeuble peuvent être responsables, de plein droit, d'un trouble anormal de voisinage ; or l'entrepreneur, qui n'occupe l'immeuble qu'à titre ponctuel et pour les seuls besoins de sa mission, ne disposant donc d'aucun droit qui lui permettrait de jouir durablement de celui-ci, ne peut être juridiquement considéré comme un voisin, ni donc engager sa responsabilité à l'égard des tiers autrement que dans les conditions du droit commun de la responsabilité quasi-délictuelle ; ils s’opposaient, en outre, à l’application de la théorie des troubles anormaux de voisinage au domaine public. La Cour de cassation approuve cependant la cour d’appel d’avoir jugé qu'en application du principe selon lequel nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage, l'entrepreneur, y compris de travaux publics, est responsable de plein droit pour avoir exercé une activité en relation directe avec le trouble anormal causé, ce qui était le cas en l’espèce, nonobstant le fait que l'origine du dommage, causé par un véhicule, soit située sur le domaine public.
Le pourvoi des demandeurs reposait principalement sur l’irresponsabilité de principe du voisin « occasionnel », pour contester l’application au litige de la théorie des troubles anormaux de voisinage. En effet, si le principe qui fonde cette théorie est clair, qu’exprime ce traditionnel attendu selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (V. par ex., Civ. 3e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379), son régime l’est parfois moins. En effet, la jurisprudence se montre parfois hésitante, s’agissant notamment des parties concernées par son application. Si la victime du trouble est nettement établie - tout occupant d’un fonds, à quelque titre que ce soit, justifiant d’un préjudice réparable, c’est-à-dire d’un trouble « excédant les inconvénients normaux du voisinage » (V. notam. Civ. 2e, 3 mars 2016, n° 14.14-534), son responsable, le voisin donc, est moins facile à cerner. L’incertitude est plus particulièrement apparue en matière de troubles résultant de travaux immobiliers : d’une appréciation stricte de la relation de voisinage, fondée sur un critère spatio-temporel traduit par la proximité et la continuité du lien, la jurisprudence est ensuite passée à une approche purement causale et plus large, lui permettant de consacrer la notion de « voisin occasionnel » et de réparer ainsi sur ce fondement les conséquences de tout trouble, dès lors qu'il était anormal. Se trouvaient ainsi visés, et parfois condamnés, des bureaux d’étude, des entrepreneurs, des constructeurs, des sous-traitants (Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068 ; Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-13.769 ; Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-13.769 ; Civ. 3e, 28 avr. 2011, n° 10-14.516). Faute de jurisprudence récente ayant confirmé cette évolution, les demandeurs au pourvoi avaient tenté de soutenir l’abandon de cette théorie par la Cour de cassation et la disparition corrélative de la notion de voisin « occasionnel », laquelle ne repose sur aucun texte et autorise à tort à engager la responsabilité d’intervenants ponctuels et sans titre. Cette thèse n’était pas forcement vouée à l’échec. Elle est en effet conforme au retour à une définition plus stricte de la notion de voisin proposée par l’article 1244 du projet de réforme de la responsabilité civile, qu’une large partie de la doctrine appelait de ses vœux. Si le texte vise, sans surprise, le propriétaire du fonds duquel provient le trouble, ce dernier pouvant toujours être responsable et défendeur à l’action, il vise également toute personne « occupant » ou « exploitant » l’immeuble en vertu d’un titre, ce qui exclut du champ de cette responsabilité sans faute les simples intervenants aux travaux entrepris et générateurs de troubles.
La décision rapportée témoigne cependant du fait que la Cour de cassation ne semble pas encore prête à abandonner la notion de voisin occasionnel qu’elle a elle-même créée, renforçant ainsi le caractère objectif et autonome de ce régime prétorien de responsabilité : l’identité de l’auteur du trouble, dont la faute n’est même pas recherchée, compte moins que la nécessité de l’obliger à le réparer. Son appartenance, même temporaire et sans titre, au cercle constitutif du voisinage de la victime du trouble, suffit à engager sa responsabilité sous la réserve, tout de même, d’un lien de causalité entre le trouble et son intervention.
Ce renforcement est encore et enfin révélé par l’indifférence des juges au caractère public du lieu de survenance du dommage : la responsabilité de l’entrepreneur, même de travaux publics, peut en soi être engagée, sur la seule constatation que le dommage excède les inconvénients normaux susceptibles d’être causés par un voisin, même occasionnel…
Le bonheur ne réside pas dans la considération des voisins (R. Radiguet)…
Civ. 3e, 8 nov. 2018, n° 17-24.333 et 17-26.120
Références
■ Fiche d’orientation Dalloz : Trouble de voisinage
■ Civ. 3e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379 P
■ Civ. 2e, 3 mars 2016, n° 14.14-534 : D. 2016. 1779, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin
■ Civ. 3e, 22 juin 2005, n° 03-20.068 P : D. 2006. 40, note J.-P. Karila ; AJDI 2005. 858 ; RDI 2005. 330, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; ibid. 339 et les obs. ; ibid. 2006. 251, étude P. Malinvaud ; RTD civ. 2005. 788, obs. P. Jourdain
■ Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-13.769 P : D. 2008. 1550, obs. S. Bigot de la Touanne ; ibid. 2458, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; ibid. 2894, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RDI 2008. 345, obs. P. Malinvaud ; ibid. 546, obs. E. Gavin-Millan-Oosterlynck ; RTD civ. 2008. 496, obs. P. Jourdain
■ Civ. 3e, 9 févr. 2011, n° 09-71.570 P : D. 2011. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 227, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2011. 361, obs. P. Jourdain
■ Civ. 3e, 28 avr. 2011, n° 10-14.516 P : D. 2011. 1282 ; ibid. 2607, point de vue N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 402, obs. P. Malinvaud
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