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[ 12 avril 2022 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

Troubles anormaux de voisinage : du fondement de la théorie

Propter rem, la responsabilité de plein droit du fait des troubles anormaux de voisinage est indifférente à la faute, si bien que les propriétaires d’un fonds à l’origine d’un trouble né antérieurement à leur droit de propriété peuvent engager leur responsabilité sur ce fondement.

Civ. 3e, 16 mars 2022, n° 18-23.954 B

Le fondement de la responsabilité encourue au titre de la théorie des troubles anormaux du voisinage présente plusieurs singularités que la décision rapportée vient rappeler. Propter rem, elle repose sur une analyse réelle du trouble invoqué : centrée sur la réalité d’une nuisance devant provenir d’un fonds situé dans un environnement voisin, cette approche conduit à ignorer le statut des personnes en cause, auteur – comme victime, ainsi que la faute de la personne à l’origine du trouble. De plein droit, cette responsabilité objective spécifique a pour seule fonction la réparation du dommage, qui en constitue l’unique fondement.

Au cas d’espèce, quelques semaines après la vente, intervenue en 2007, d’un pavillon, les propriétaires du fonds voisin se plaignent d’infiltrations d’eau en provenance du fonds vendu. Une expertise établit que ces infiltrations trouvent leur cause dans des « conduites fuyardes », apparues en 1997 et en 2005, soit avant la cession. La cour d’appel condamne les acquéreurs en qualité de propriétaires de l’immeuble à l’origine du trouble (des infiltrations d’eaux dans le fonds voisin). Ceux-ci se pourvoient en cassation, arguant que « le vendeur est responsable du trouble anormal de voisinage causé par l'immeuble vendu avant la cession ». Or les troubles ayant débuté à une époque où le couple de vendeurs était encore propriétaire du bien, il aurait dû en être tenu pour seul responsable. Le pourvoi revenait donc à poser à la Cour de cassation la question suivante : l’antériorité à la vente de l’immeuble de l’origine du trouble invoqué commande-t-elle d’engager la responsabilité du vendeur, en sa qualité de propriétaire originaire, à l’exclusion de celle de ses propriétaires actuels, les acquéreurs ?

La troisième chambre civile y répond par la négative. Retenant la responsabilité des acquéreurs, actuels propriétaires du bien, elle rejette leur pourvoi aux termes d’un implacable syllogisme : « L'action fondée sur un trouble anormal du voisinage est une action en responsabilité civile extracontractuelle qui, indépendamment de toute faute, permet à la victime de demander réparation au propriétaire de l'immeuble à l'origine du trouble, responsable de plein droit ». Or « (a)yant constaté que le trouble subsistait alors que [les acquéreurs] étaient devenus propriétaires du fonds à l'origine des désordres, la cour d'appel en a exactement déduit que leur responsabilité devait être retenue, peu important qu'ils n'aient pas été propriétaires de ce fonds au moment où les infiltrations avaient commencé à se produire ».

Centrée sur le bien à l’origine du trouble invoqué, la responsabilité du fait des troubles anormaux de voisinage est indifférente à la notion de faute personnelle, notamment à celle du propriétaire (v. not. Civ. 2e, 11 févr. 1999, n° 97-11.832). Ce qui compte est la réalité et l’anormalité du trouble émanant d’une propriété située dans le voisinage. Il n'est donc pas nécessaire de démontrer la faute du propriétaire du fonds à l’origine du trouble, lequel peut par exemple engager sa responsabilité quand bien même il ne résiderait pas sur le fonds affecté par les nuisances (Civ. 2e, 28 juin 1995, n° 93-12.681).

Ce régime est purement objectif ; son unique fondement est le dommage et la réparation, sa seule fonction. Il s’exprime par un principe prétorien, frappé en maxime : « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage » (v. not. Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379).

Partant, l’antériorité de la naissance des troubles au transfert du droit de propriété des vendeurs aux acheteurs était, en l’espèce, sans incidence : il importait peu que ces derniers ne fussent pas encore propriétaires du fonds lorsque les infiltrations ont commencé à se produire, dès lors qu'ils en étaient les actuels propriétaires et par conséquent, seuls aptes à remédier au trouble, qui subsistait. Ainsi la Cour rappelle-t-elle, conformément à l’approche réelle et objective de la théorie des troubles anormaux du voisinage, qu’une condamnation est encourue à ce titre par le propriétaire de l'immeuble à l’origine du trouble, et non par la personne à l'origine du trouble.

Toutefois, cette analyse génère elle-même un trouble : propter rem, l’action se rattache pourtant toujours aux règles de la responsabilité civile délictuelle, ce qui a pour principal effet de la soumettre à la prescription quinquennale de droit commun : « L’action pour troubles anormaux de voisinage constitue une action en responsabilité extracontractuelle et non une action immobilière réelle et qu’ainsi qualifiée, une telle action était soumise à la prescription de dix années aux termes de l’article 2270-1 du code civil dans sa rédaction antérieure à la loi (…) du 17 juin 2008 » (Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.474). En ce sens, un auteur propose de distinguer selon que le trouble est réel, ou personnel, la prescription quinquennale ne devant s’appliquer que dans ce dernier cas (v. note ss. Civ. 2e, 8 mars 2006, n° 04-17.517). En effet, alors que certains troubles portent tel qu’en l’espèce sur la propriété même du voisin, d’autres sont relatifs à la seule jouissance du fonds, ce qui devrait conduire à abandonner la conception unitaire du trouble que retient actuellement la Cour de cassation, du moins en matière de prescription. Si cette distinction est sans doute pertinente au regard de la nature du trouble considéré, cependant, dans une matière où le contentieux est souvent exacerbé, il serait inopportun de permettre la saisine des tribunaux pendant trente ans. Cette raison pragmatique conduisant la Cour à cette qualification de l’action ne doit toutefois pas occulter l’analyse réelle et objective du trouble anormal de voisinage, qui ne prend pas sa source dans une faute mais dans le dommage causé à la victime par les nuisances générées par un fonds voisin (Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats – Régimes d’indemnisation, Dalloz, coll. « Dalloz Action », 12e éd., nos 224.05 et s.).

Références :

■ Civ. 2e, 11 févr. 1999, n° 97-11.832

■ Civ. 2e, 28 juin 1995, n° 93-12.681 P : D. 1996. 59, obs. A. Robert ; AJDI 1995. 971 ; ibid. 972, obs. C. Giraudel ; RDI 1996. 175, obs. J.-L. Bergel ; RTD civ. 1996. 179, obs. P. Jourdain.

■ Civ. 2e, 19 nov. 1986, n° 84-16.379 P : D.1988. Somm. 16, note A. Robert.

■ Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.474 P : DAE, 10 oct. 2018, note M. Hervieu ; D. 2018. 1806 ; AJDI 2019. 470, obs. N. Le Rudulier ; RTD civ. 2018. 948, obs. W. Dross.

■ Civ. 2e, 8 mars 2006, n°04-17.517 : RDI 2007. 250, obs. F. G. Trébulle.

 

Auteur :Merryl Hervieu


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