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[ 30 octobre 2018 ] Imprimer

Droit du travail - relations individuelles

Un nouveau coup au principe d’égalité ?

Quelles que soient les modalités de son versement, une prime de treizième mois, qui n’a pas d’objet spécifique étranger au travail accompli ou destiné à compenser une sujétion particulière, participe de la rémunération annuelle versée, au même titre que le salaire de base, en contrepartie du travail à l’égard duquel les salariés cadres et non-cadres ne sont pas placés dans une situation identique.

De source jurisprudentielle, le principe d’égalité de traitement impose à l’employeur de traiter de la même manière tous ses salariés se trouvant dans une situation identique. D’abord consacré sous la forme du principe « à travail égal, salaire égal » dans le célèbre arrêt Ponsolle du 29 octobre 1996 (n° 92-43.680), ce principe a ensuite acquis une assise plus large. Il concerne aujourd’hui tout type d’avantage, salarial ou non, qui peut être accordé à des salariés : non seulement le salaire de base et ses compléments, les primes et autres bonus, mais encore et par exemple l’octroi de jours de congés ou de tickets-restaurant. 

L’espèce met en cause le versement d’un treizième mois réservé aux seuls salariés cadres d’une entreprise. Assurément, un tel avantage relève du champ du principe d’égalité. Mais la question est de savoir si les cadres et les non-cadres se trouvent dans une situation identique au regard dudit avantage. En l’absence d’identité des situations, il faudrait considérer que le principe d’égalité n’a pas vocation à s’appliquer, les situations n’étant pas comparables. En présence d’une identité de situation, il ne resterait plus qu’à l’employeur à tenter d’établir qu’une raison objective et pertinente justifie la différence opérée entre les salariés. Rappelons en effet que l’égalité n’est pas absolue : il s’agit simplement de traiter de la même manière les salariés placés dans une même situation, ce qui peut aboutir à faire entre eux des différences. Mais encore faut-il que la différenciation soit justifiée. 

Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation connaît d’une distinction d’ordre catégoriel entre salariés. En la matière, il faut d’abord en vérifier la source. C’est que les magistrats du quai de l’Horloge ont institué une présomption de justification des distinctions catégorielles établies par voie d’accord collectif de travail. Présomption qui suppose, pour être renversée, de prouver que la distinction opérée est étrangère à toute considération de nature professionnelle (arrêts du 27 janv. 2015, n° 13-22.179, 13-25.437 et 13-14.773). Le consentement des représentants syndicaux vient ainsi légitimer les différences. Une prime d’ancienneté par exemple, ou encore un mode de calcul particulier de l’indemnité de licenciement, peuvent être réservés aux seuls cadres, ou aux seuls ouvriers, employés de tel niveau, etc…

En l’espèce, l’employeur ne peut s’appuyer sur aucune négociation collective pour légitimer la différence opérée entre cadres et non-cadres dans le versement d’un treizième mois. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un examen comptable par un cabinet d’expertise que les salariés demandeurs ont eu connaissance de cette différenciation. La Cour d’appel saisie de l’affaire raisonne alors par référence à la jurisprudence construite par la Cour de cassation dès avant les arrêts de 2015 concernant les avantages catégoriels, sans appliquer de présomption de justification. Dans cette voie, la Cour d’appel se demande si l’avantage est, ou non, de nature salarial au sens strict du terme, c’est-à-dire s’il constitue une contrepartie directe du travail accompli. En effet, s’agissant du salaire de base, la Cour de cassation a toujours estimé que cadres et non-cadres ne sont pas dans une même situation, n’ayant pas à fournir un « travail égal ». Il est donc tout à fait légitime de leur réserver des niveaux et modes de rémunération différents, les juges n’ayant pas à contrôler quelque justification ni même proportionnalité des différences opérées. Un cadre peut percevoir un salaire horaire deux fois supérieur, vingt fois supérieur, ou cent fois supérieur à un non-cadre, peu importe. En revanche, si l’avantage n’est pas la contrepartie du travail, cadres et non-cadres ne sont pas nécessairement dans une situation différente. Il faut se référer à l’objet de l’avantage pour apprécier l’identité de situation. Face à l’octroi de tickets-restaurants par exemple, la Cour de cassation a pu estimer que cadres et non-cadres se trouvaient dans une situation identique (V. Soc. 20 févr. 2008, n° 05-45.601). Le ticket-restaurant ayant pour objet le repas des salariés, on comprend en effet qu’il intéresse tant les uns que les autres … sauf à considérer que certains pourraient se passer de toute alimentation ! 

Pour la cour d’appel, le treizième mois en cause n’est précisément pas la contrepartie directe du travail. Pour justifier son affirmation, elle s’appuie sur une distinction entre prime de treizième mois et versement du salaire annuel en treize mensualités. Une telle distinction a été utilisée par la Cour de cassation elle-même dans un contentieux sur le cumul d’avantages de sources différentes – contrat de travail et convention collective. La haute juridiction a ainsi estimé qu’une prime de treizième mois qui s’ajoute au salaire convenu par les parties a une autre cause que la répartition du salaire annuel sur treize mois au lieu de douze. La seconde ne constitue qu’une modalité de versement du salaire de base, tandis que la première est une gratification qui a vocation à s’y ajouter (V. Soc. 13 juin 2012, n° 10-27.395). On peut aussi évoquer la jurisprudence relative au calcul de l’indemnité de congés annuels, calcul qui doit intégrer le treizième mois – modalité de versement du salaire, mais pas la prime ou gratification de treizième mois elle-même qui est déterminée au regard des rémunérations versées sur l’année entière (V. par ex. Soc. 20 déc. 2006, n° 04-43.966). Forte de cette distinction, et par appréciation des faits de l’espèce, la cour d’appel considère que le treizième mois se trouve détaché du salaire de base des cadres. Il n’en est pas une modalité de répartition ou de versement et n’est pas donc pas la contrepartie, au sens strict, de leur travail. Partant, elle estime que l’employeur ne dispose d’aucune raison valable qui viendrait justifier la différence instituée entre cadres et non-cadres. 

La Cour de cassation censure ce raisonnement. Par une formule abstraite, détachée des circonstances de l’espèce, elle remet en cause la distinction entre prime de treizième mois et répartition du salaire sur treize mois en matière d’égalité. Elle estime en effet que « une prime de treizième mois (…) n’a pas d’objet spécifique étranger au travail accompli ou destiné à compenser une sujétion particulière ». En ce sens, elle « participe de la rémunération annuelle versée en contrepartie du travail ». Et d’en tirer la conclusion qui s’impose : l’objet de l’avantage est bien le travail « à l’égard duquel les salariés cadres et non-cadres ne sont pas placés dans une situation identique ». L’arrêt d’appel se trouve donc cassé pour violation, par fausse application, du principe d’égalité de traitement. 

Quelle leçon faut-il tirer de cette solution ? Selon une première lecture, sa portée serait limitée au seul cas de la prime de treizième mois. La difficulté avec une telle prime est en effet de cerner exactement son objet. Autant il peut être affirmé qu’un ticket-restaurant compense les frais personnels de restauration du salarié indépendamment de leur travail, ou encore qu’une prime d’ancienneté récompense l’attachement du salarié à son entreprise, plutôt que son travail directement, autant on voit mal comment déconnecter prime de treizième mois et travail accompli. Reste qu’en s’appuyant sur la notion d’« objet spécifique étranger au travail », la Cour de cassation sème le trouble. Elle paraît inverser le principe et l’exception en matière de distinctions catégorielles. On pensait que la Cour n’acceptait ces distinctions que s’il était montré que l’objet de l’avantage était un lien direct avec le travail. Seul le salaire de base paraissait concerné. Dorénavant ces distinctions catégorielles sont admises à moins qu’il soit établi que l’avantage n’a pas de lien avec le travail ou qu’il compense une solution particulière. Ce qui n’est donc pas le cas de la prime de treizième mois. D’aucuns adopteront donc une autre lecture de l’arrêt, comme portant un nouveau coup au principe d’égalité après celui qu’il a subi en 2015. Encore que la présomption de justification des avantages catégoriels instaurés par voie d’accord collectif avait pour sens d’inciter à la négociation. Ici, l’employeur peut réserver un avantage salarial à la catégorie professionnelle de salariés de son choix. Seule une objectivité est requise, à l’exclusion de toute justification. 

Soc. 26 septembre 2018, n° 17-15.101 à 17-15.133 et 17-15.135 à 17-15.141

Références

■ Soc. 29 oct. 1996, Ponsolle, n° 92-43.680 P : D. 1998. 259, obs. M.-T. Lanquetin ; Dr. soc. 1996. 1013, note A. Lyon-Caen

■ Soc. 27 janv. 2015, n° 13-22.179 P, 13-25.437 P et 13-14.773 P: D. 2015. 270, obs. C. C. cass. ; ibid. 829, obs. J. Porta et P. Lokiec ; Dr. soc. 2015. 237, étude A. Fabre ; ibid. 351, étude P.-H. Antonmattei ; RDT 2015. 339, obs. E. Peskine ; ibid. 472, obs. G. Pignarre

■ Soc. 20 févr. 2008, n° 05-45.601 P : D. 2008. 696 ; Dr. soc. 2008. 530, note C. Radé

■ Soc. 13 juin 2012, n° 10-27.395 P : D. 2012. 1622 ; ibid. 2622, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2012. 850, obs. C. Radé

■ Soc. 20 déc. 2006, n° 04-43.966.

 

Auteur :Benoît Géniaut


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