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Droit des successions et des libéralités
Une personne vulnérable peut-elle faire une donation à son auxiliaire de vie ?
La généralité du principe légal d’interdiction faite aux personnes vulnérables de gratifier les auxiliaires de vie à la personne porte une atteinte disproportionnée au droit de propriété.
Cons. const. 12 mars 2021, n° 2020-888 QPC
Le Conseil constitutionnel était saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par la Cour de cassation (Civ. 1re, 18 déc. 2020, n° 20-40.060) relative à l’article L. 116-4 du Code de l’action sociale et des familles, qui prévoit diverses incapacités de recevoir à l’effet de protéger les personnes vulnérables hébergées dans une institution du secteur médico-social ou aidée à leur domicile par un auxiliaire de vie.
Fondateur d’un principe général d’interdiction de recevoir, ce texte désigne aussi, plus spécialement, les personnes visées par cette incapacité de jouissance, notamment par renvoi à plusieurs dispositions du Code du travail. Il s’agit des auxiliaires de vie qui interviennent à domicile, soit par le biais d’un service organisé (CASF, art. L. 116-1, al. 1er, visant les personnes physiques intervenant à titre professionnel : « propriétaires, gestionnaires, administrateurs ou employés d’un service soumis à agrément ou à déclaration mentionné au 2° de l’article L. 7231-1 du Code du travail », ou à titre bénévole), soit par le biais d’un contrat de travail conclu avec les personnes bénéficiant de leur aide (CASF, art. L. 116-1, al. 2, visant les salariés mentionnés à l’article L. 7221-1 du Code du travail : employés par des particuliers à leur domicile privé pour réaliser des travaux à caractère familial ou ménager accomplissant des services à la personne définis au 2° de l’article L. 7231-1 du même code). Le 2° de l’article L. 7231-1 du Code du travail, auquel l’article L. 116-4 renvoie, vise le service à la personne consistant en « l’assistance aux personnes âgées, aux personnes handicapées ou aux autres personnes qui ont besoin d’une aide personnelle à leur domicile ou d’une aide à la mobilité dans l’environnement de proximité favorisant leur maintien à domicile ».
Corollaire de cette incapacité de recevoir, l’incapacité de disposer frappe « les personnes prises en charge par le service » (CASF, art. L. 116-4, I, al. 1er) et les personnes accompagnées (CASF, art. L. 116-4, I, al. 2), ce qui, par l’effet du renvoi au code du travail, vise les personnes âgées, les personnes handicapées et les autres personnes qui ont besoin d’une aide personnelle à leur domicile ou d’une aide à la mobilité favorisant leur maintien à domicile.
Devant le Conseil constitutionnel, la discussion, centrée sur les personnes âgées, portait sur l’étendue de l’interdiction qui leur est faite par le texte précité de gratifier ceux qui leur apportent des services à la personne à domicile : ce principe légal d’interdiction, formulé de manière générale sans prendre en compte la capacité juridique ou l’existence ou non d’une vulnérabilité particulière de ceux auxquels il s’impose, ne porterait-il pas atteinte à leur droit de disposer librement de leur patrimoine, méconnaissant ainsi le droit de propriété ?
A cette question, le Conseil constitutionnel répond par l’affirmative.
Il juge d’abord que l’atteinte portée au droit de disposer librement de son patrimoine, attribut du droit de propriété (§ 6) est justifiée par un but d’intérêt général (§ 7).
Mais « En premier lieu, d’une part, il ne peut se déduire du seul fait que les personnes auxquelles une assistance est apportée sont âgées, handicapées ou dans une autre situation nécessitant cette assistance pour favoriser leur maintien à domicile que leur capacité à consentir est altérée. D’autre part, les services à la personne définis au 2 ° de l’article L. 7231-1 du Code du travail recouvrent une multitude de tâches susceptibles d’être mises en œuvre selon des durées ou des fréquences variables. Le seul fait que ces tâches soient accomplies au domicile des intéressées et qu’elles contribuent à leur maintien à domicile ne suffit pas à caractériser, dans tous les cas, une situation de vulnérabilité […]. En second lieu, l’interdiction s’applique même dans le cas où pourrait être apportée la preuve de l’absence de vulnérabilité ou de dépendance du donateur à l’égard de la personne qui l’assiste. Il résulte de tout ce qui précède que l’interdiction générale contestée porte au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi. […] » (§ 8 à 11) .
Elle juge donc que les mots « ou d’un service soumis à agrément ou à déclaration mentionné au 2° de l’article L. 7231-1 du Code du travail » figurant à l’article L. 116-4 I alinéa 1er du CASF, et les mots « ainsi qu’aux salariés mentionnés à l’article L. 7221-1 du Code du travail accomplissant des services à la personne définis au 2° de l’article L. 7231-1 du même code » figurant au second alinéa du même paragraphe sont contraires à la Constitution. Ce sont donc les trois renvois opérés par l’article L. 116-4 du Code de l’action sociale et des familles au code du travail qui ont été jugés contraires à la Constitution, en ce que celle-ci protège le droit de propriété
Ainsi la disposition discutée est-elle déclarée inconstitutionnelle à compter de la publication de la décision et applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date (§ 13).
■ La protection constitutionnelle du droit de propriété et du droit corrélatif de disposer
La protection constitutionnelle du droit de propriété se fonde sur les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, intégrée par les Sages parmi les normes de référence de son contrôle en 1971. Le Conseil n'a cependant été conduit à contrôler la constitutionnalité de la loi au regard de ces deux articles qu'à partir de janvier 1982 (Cons. const. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC, § 16 ; solution reprise par Civ. 1re, 4 janv. 1995, n° 92-20.013). Depuis lors, le champ de la protection constitutionnelle du droit de propriété n’a cessé de s’étendre, en même temps que s’est accru le contrôle exercé par les Sages des atteintes portées aux droits fondamentaux, ce qui a conduit à conférer un haut niveau de protection au droit de propriété, dont le seuil a encore été rehaussé par la mise en œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité (pour une illustration récente, V. not. Cons. const. 27 sept. 2019, n° 2019-805 QPC), par la voie de laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi à multiples reprises de questions invoquant la violation du droit de propriété. Cependant, c’est à l’occasion de l’une d’elles que le Conseil constitutionnel a tempéré la protection de ce droit sacré de propriété en affirmant qu’il n’implique pas le droit de recevoir à titre gratuit (Cons. const. 29 janv. 2015, n° 2014-444 QPC, à propos de la capacité des associations de recevoir des libéralités). Il en va toutefois autrement s’agissant de la capacité de disposer, le droit de disposition étant consubstantiel au droit de propriété : ainsi les Sages ont-ils à maintes reprises affirmé que « le droit de disposer librement de son patrimoine est un attribut essentiel du droit de propriété » (Cons. const. 29 juill. 1998, n°98-403 DC, § 40) dont les limites qui y sont apportées constituent des atteintes au droit de propriété lui-même (Cons. const. 9 avr. 1996, n 96-373 DC ; Cons const. 26 juill. 1984, n° 84-172 DC). C’est ce que confirme le Conseil constitutionnel dans la présente décision lorsqu’il rappelle que « le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit ».
■ Une protection différenciée selon la nature de l'atteinte
Classiquement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel assure toutefois une protection de la propriété privée différenciée selon que l'atteinte en cause constitue une privation du droit de propriété ou une restriction des conditions de son exercice. Si la mesure contestée est considérée comme une privation de la propriété privée, elle ne peut être justifiée que par la constatation, légalement prévue, de la nécessité publique et l'allocation d'une juste et préalable indemnité, selon les termes de l'article 17 de la Déclaration (Cons. const. 16 janv. 1982, op. cit., § 44 et 46). En l'absence de privation du droit de propriété, le Conseil examine différemment, sur le fondement de l’article 2 du même texte, si l'atteinte portée aux conditions d'exercice du droit de propriété est liée à des exigences constitutionnelles ou justifiée, dans un rapport raisonnable de proportionnalité, par un motif d'intérêt général (V. pour la première application de ce principe de distinction entre privation du droit de propriété et limitation de son exercice : Cons. const.17 juill. 1985, n° 85-189 DC). Ancienne, cette distinction est régulièrement rappelée par le Conseil, notamment dans le cadre de la QPC, pour souligner la différence entre les deux contrôles qu'il est ainsi amené à opérer (V. not. Cons. const. 12 nov. 2010, n° 2010-60 QPC, § 5 et 6 ; Cons. const. 31 juill. 2020, n° 2020-853 QPC : « En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées (au) droit (de propriété) doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi »).
■ Motif d’intérêt général et contrôle de proportionnalité
Même lorsqu'il ne constate pas une privation du droit de propriété, le Conseil constitutionnel contrôle donc la justification et la mesure des atteintes portées au droit de propriété.
D’une part, il censure les dispositions portant atteinte à l'exercice du droit de propriété lorsque « ni les termes de la disposition critiquée, ni les débats parlementaires ne [précisent] les motifs d'intérêt général justifiant » de telles atteintes (Cons. const. 20 juill. 2000, n° 2000-434 DC, § 31 et 34 ). Ce premier motif de censure n’aurait pu en l’occurrence être retenu : issues de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, les dispositions contrôlées traduisent la volonté qu’a eu le législateur d’étendre la protection patrimoniale des personnes âgées et handicapées vulnérables contre les risques de captation de leur héritage ; jusqu’à cette loi, aucune disposition spécifique n’avait en effet été prévue pour ces personnes lorsqu’elles bénéficiaient d’une aide à domicile. La poursuite d’un tel motif, résidant dans la protection des majeurs vulnérables, justifie selon le Conseil qu’il puisse être porté atteinte au droit de propriété de ceux qu’on entend ainsi protéger. Relevant donc, a priori, davantage de l’intérêt privé que de l’intérêt général, le Conseil l’assimile néanmoins au second en ce qu’il tend à la protection de personnes « placées dans une situation particulière de vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d’une partie de leurs biens » par ceux qui leur apportent l’assistance dont elles ont besoin pour favoriser leur maintien à domicile. L’affirmation peut, sous l’angle de l’incapacité de recevoir, être néanmoins défendue par l’idée selon laquelle la règle aurait également pour but de garantir une certaine éthique dans l’exercice de la profession d’auxiliaires de vie et, en cela, contribuerait d’une certaine manière à l’intérêt général. En outre, nul n’ignore la porosité de la frontière entre l’intérêt général et les intérêts privés, à laquelle le droit constitutionnel n’échappe pas, a fortiori en considération du potentiel de protection des droits et libertés garantis par la Constitution offerte par la notion d’intérêt général susceptible, partant, d’englober les intérêts privés (v. par ex. Cons. const. 13 juill. 2011, n 2011-151 QPC, pour la protection économique du conjoint en cours de divorce ; Cons. const. 1er août 2013, n° 2013-337 QPC, pour la protection des héritiers réservataires ; Cons. const. 20 mars 2014, n° 2014-691 DC, pour la protection des locataires).
D’autre part, le Conseil procède à l'examen d’un rapport suffisant entre l'atteinte portée au droit de propriété et le motif d'intérêt général poursuivi (Cons. const. 5 mars 2021, n° 2020-887 QPC ; Cons. const. 31 juill. 2020, n° 2020-853 QPC, préc.). Autrement dit, le Conseil constitutionnel procède dans ce cadre à un contrôle de proportionnalité, par une convergence inévitable de sa jurisprudence avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme, fondée sur l'article 1er du premier protocole additionnel.
La décision rapportée témoigne d’une égale mise en œuvre concrète et dosée de la protection jurisprudentielle du droit de propriété : en ce sens, c’est la généralité de l’interdiction, édictée sans les nuances et réserves qu’implique pourtant la diversité des situations considérées et des protagonistes concernés qui entachent le texte discuté d’inconstitutionnalité, en l’absence de proportionnalité entre l’atteinte portée au droit de propriété et l’objectif de protection des personnes vulnérables poursuivi. Ainsi le Conseil juge péremptoire de « déduire du seul fait que les personnes auxquelles une assistance est apportée sont âgées, handicapées ou dans une autre situation nécessitant cette assistance pour favoriser leur maintien à domicile que leur capacité à consentir est altérée ». Aussi bien, il désapprouve que l’interdiction de disposer s’applique indifféremment à toutes les personnes visées, « même dans le cas où pourrait être apportée la preuve de l’absence de vulnérabilité ou de dépendance du donateur à l’égard de la personne qui l’assiste ». Partant, « l’interdiction générale contestée porte au droit de propriété une atteinte disproportionnée à l’objectif poursuivi ».
Références
■ Civ. 1re, 18 déc. 2020, n° 20-40.060 P
■ Cons. const. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC
■ Civ. 1re, 4 janv. 1995, n° 92-20.013 P : D. 1995. 328, obs. M. Grimaldi ; RTD civ. 1996. 932, obs. F. Zenati ; ibid. 969, obs. B. Vareille ; ibid. 971, obs. B. Vareille ; ibid. 972, obs. B. Vareille
■ Cons. const. 27 sept. 2019, n° 2019-805 QPC : AJDA 2019. 1905 ; D. 2019. 1840 ; AJCT 2020. 47.
■ Cons. const. 29 janv. 2015, n° 2014-444 QPC : D. 2015. 269
■ Cons. const. 29 juill. 1998, n° 98-403 DC : AJDA 1998. 739 ; ibid. 705, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 269, note W. Sabete ; ibid. 2000. 61, obs. J. Trémeau ; RDSS 1998. 923, obs. M. Badel, I. Daugareilh, J.-P. Laborde et R. Lafore ; RTD civ. 1998. 796, obs. N. Molfessis ; ibid. 1999. 132, obs. F. Zenati ; ibid. 136, obs. F. Zenati
■ Cons. const. 9 avr. 1996, n 96-373 DC : AJDA 1996. 371, note O. Schrameck ; D. 1998. 156, obs. J. Trémeau ; ibid. 145, obs. J.-C. Car ; ibid. 147, obs. A. Roux ; ibid. 153, obs. T. S. Renoux ; RFDA 1997. 1, étude F. Moderne
■ Cons const. 26 juill. 1984, n° 84-172 DC
■ Cons. const.17 juill. 1985, n° 85-189 DC
■ Cons. const. 12 nov. 2010, n° 2010-60 QPC : D. 2011. 652, note A. Cheynet de Beaupré ; ibid. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; RDI 2011. 99, obs. L. Tranchant ; RTD civ. 2011. 144, obs. T. Revet
■ Cons. const. 31 juill. 2020, n° 2020-853 QPC : AJDA 2020. 1574 ; D. 2020. 1573 ; RDI 2020. 530, obs. G. Beaussonie
■ Cons. const. 20 juill. 2000, n° 2000-434 DC : D. 2001. 1839, obs. D. Ribes
■ Cons. const. 13 juill. 2011, n 2011-151 QPC : AJ fam. 2011. 426, obs. N. Régis ; RTD civ. 2011. 565, obs. T. Revet ; ibid. 750, obs. J. Hauser
■ Cons. const. 1er août 2013, n° 2013-337 QPC : D. 2013. 1959
■ Cons. const. 20 mars 2014, n° 2014-691 DC : AJDA 2014. 655 ; D. 2014. 1844, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2014. 325, point de vue F. de La Vaissière ; JT 2014, n° 163, p. 8, obs. E. Royer ; Constitutions 2014. 169, chron. P. Bachschmidt ; ibid. 364, chron. P. De Baecke
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