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[ 11 avril 2025 ] Imprimer

Libertés fondamentales - droits de l'homme

Usage de grenades anti-émeutes entrainant le décès d’un manifestant : violation du droit à la vie

L’usage par les forces une arme présentant une « dangerosité exceptionnelle » ayant conduit à la mort d’un manifestant, sans cadre légal ou réglementaire suffisamment précis et protecteur, dans un contexte de défaillances systémiques, constitue une violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à la vie).

CEDH, 27 févr. 2025, Fraisse et autres c/ France, n° 22525/21 et 47626/21

Les requérants sont les proches d’un étudiant décédé des suites de l’explosion d’une grenade offensive, tirée par la gendarmerie mobile lors d’affrontements avec des manifestants zadistes opposés à la construction d’un barrage.

Au cours de l’opération, les gendarmes, visés par des jets de projectiles, ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes avant de lancer, après un simple avertissement vocal, une grenade offensive (pt. 16). Or, l’article R. 211-11 du Code de la sécurité intérieure impose une sommation préalable par haut-parleur ou, à défaut, par fusée rouge, ce qui n'a pas été respecté en l’espèce. La grenade a atteint un manifestant, et le blesse mortellement. Malgré l'intervention des secours, celui-ci est décédé. S’en suit le désengagement total des forces de l’ordre (pt. 18). L’utilisation des grenades concernées est suspendue deux jours pours tard par le ministre de l’Intérieur (pt. 20).

La qualification retenue par le procureur de la République territorialement compétent est criminelle : violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner (art. 222-7 du Code pénal, pt. 27). Ainsi, conformément à l’article 79 du Code de procédure pénale, une instruction est ouverte. Cette instruction se clôt par une ordonnance de non-lieu. Les requérants font appel de cette ordonnance, sans succès, et se pourvoient en cassation. La Cour de cassation rejette le pourvoi (Crim. 23 mars 2021, n° 20-82.416). Les requérants saisissent ensuite la Cour européenne des droits de l’homme au titre d’une violation du droit à la vie (art. 2 Conv. EDH), contestant la nécessité et la proportionnalité de l’usage de la grenade ainsi que l’indépendance de l’instruction.

■ Droit à la vie. L’article 2 de la Conv. EDH consacre le droit à la vie. Découlent de l’article 2 des obligations procédurales et matérielles.

-        Volet procédural. Les États doivent mener une enquête effective toute atteinte alléguée au droit à la vie (pt. 84 ; v. CEDH gd. ch. 30 mars 2016, Armani da Silva c/ Royaume Uni, n° 5878/08, §229).

-        Volet matériel. Les autorités nationales doivent s’abstenir de porter atteinte au droit à la vie. Il revient à l’État de prouver que « la force utilisée (…) était absolument nécessaire et (…) strictement proportionnée (…) à la réalisation d’un des buts énoncés à l’art. 2§2 (…) ».

La Cour de Strasbourg procède à un examen de l’affaire sous ces deux angles. 

■ Volet procédural. La CEDH examine l’indépendance et l’adéquation de l’enquête. Il ressort des faits que l’enquête de police a été effectuée par une inspection possédant sa propre chaîne de commandement, et une indépendance suffisante (pt. 155). De même, aucun élément ne suscite de « doute raisonnable, objectivement justifié » quant à l’impartialité des juges d’instruction impliqués (pt. 160).

Les autorités nationales ont donc effectué une enquête effective (pt. 162) conformément aux exigences du volet procédural de l’article 2. En outre, la CEDH souligne la qualité des investigations réalisées d’office par le Défenseur des droits (pt. 161) et constate que la France a elle-même modifié substantiellement son cadre juridique et administratif pour remédier aux dysfonctionnements constatés (pt. 161).

■ Volet matériel.

Bien que l’article2§1 dispose que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement », la Cour rappelle que, conformément à une jurisprudence constante, l’article 2§2 vient s’appliquer aussi en cas de décès causés involontairement, notamment par l’usage de la force publique (pt. 107, v. CEDH, 22 juill. 2014, Ataykaya c/ Turquie, n° 50275/08). Tel est le cas en l’espèce, il est établi « au-delà de tout doute raisonnable » que le décès résulte d’une grenade lancée par un membre des forces de l’ordre (pt. 117, v. mutatis mutandis Ataykaya c/ Turquie §46).

Dès lors, l’État doit démontrer que cette utilisation de la force était absolument nécessaire et strictement proportionnée à la réalisation des objectifs prévus à l'article 2§2, tels que la légitime défense ou la répression d'une émeute. Constatant que la manifestation a été marquée par des affrontements particulièrement violents entre manifestants radicaux et forces de l’ordre (pt. 118), la Cour reconnaît que les conditions justifiant un recours à la force publique étaient réunies. Elle relève également que la victime avait « imprudemment quitté la zone pacifique » et s’était rendu sur la zone des affrontements mais « ne s’est à aucun moment montré agressif » (ibid.).

Cependant, la CEDH relève plusieurs lacunes dans le cadre juridique et administratif français régissant l’usage de la force (pt. 120). Ces insuffisances ont été notamment mises en évidence dans le rapport conjoint de l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et de la police nationale (IGPN), ainsi que dans le rapport établi par le Défenseur des droits (pt. 48 et 49). En particulier, le cadre juridique français autorisait le recours à des « armes à feu » sans précisions supplémentaires ni critères précis qui permettraient aux forces de l’ordre de déterminer concrètement quelle était l’arme la plus adaptée à la situation. Ce manque de précision empêchait une utilisation graduée de la force (pt. 124). Cela a eu pour effet de laisser les gendarmes « dans le flou » (ibidem).

En outre, la Cour souligne la « dangerosité exceptionnelle » de la grenade utilisée lors des faits litigieux (pt. 126). Elle constate également l’absence d’un cadre clair et protecteur encadrant son usage, ainsi que des lacunes importantes dans la formation des forces de l’ordre quant à leur mode d’usage (pts. 126 à 128), notamment quant au respect d’une distance de sécurité ou l’interdiction de certaines méthodes de tir. En outre, la Cour rappelle que l’usage de ce type de grenade a été ensuite interdite.

Enfin, la CEDH constate des défaillances opérationnelles dans la préparation et la conduite des opérations de maintien de l’ordre. Ainsi, les gendarmes ont dû opérer de nuit avec un éclairage insuffisant, dépendant uniquement des feux allumés par les manifestants car leur éclairage était de faible autonomie. Leur haut-parleur était défectueux, et le dossier ne fait nullement mention de la disponibilité des fusées rouges exigées par l’article R. 211-11 du Code de la sécurité intérieure (pt. 130).

Dans ces conditions, la Cour conclut le niveau de protection requis dans le cas d’un recours à la force potentiellement meurtrière n’a pas été assuré. Il y a donc violation de l’article 2 dans son volet matériel (pt. 135 et 136).

La CEDH conclut à l’unanimité à la violation du volet matériel de l’article 2.

Références :

■ Crim. 23 mars 2021, n° 20-82.416 D. 2021. 633 ; AJ pénal 2021. 264, obs. J. Boudot ; RSC 2021. 620, obs. Y. Mayaud

■ CEDH gd. ch. 30 mars 2016, Armani da Silva c/ Royaume Uni, n° 5878/08 

■ CEDH, 22 juill. 2014, Ataykaya c/ Turquie, n° 50275/08 

 

Auteur :Egehan Nalbant


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