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Droit de la responsabilité civile
Véhicule impliqué dans un accident de circulation : la qualité de passager du propriétaire n’exclut pas le transfert de la garde
Ne donne pas de base légale à sa décision la cour d’appel se bornant à relever que resté passager dans son propre véhicule, un propriétaire en état d’ébriété n’avait pu en transférer la garde à un tiers, conducteur du véhicule dans son seul intérêt et pour un laps de temps limité.
Civ. 2e, 7 juill. 2022, n° 20-23.240
Contrairement à ce que la jurisprudence laissait supposer, l’arrêt rapporté admet que la garde d’un véhicule impliqué dans un accident de la circulation puisse être transférée par son propriétaire à un tiers conducteur, alors même que le propriétaire se trouvait, en qualité de passager, à l’intérieur de son véhicule au moment de l’accident.
En état d’ébriété, un propriétaire automobile, après s’être installé à l’arrière de son véhicule, en avait confié la conduite à un passager. Après qu’un accident de la circulation eut lieu, causant des blessures au passager conducteur, la caisse primaire d’assurance maladie assigna le propriétaire, en sa qualité de gardien du véhicule, en remboursement de ses débours. La cour d’appel fit droit à sa demande, jugeant le propriétaire civilement responsable de l’accident survenu, aux motifs que « le fait que le propriétaire […] ait, dans son seul intérêt et pour un laps de temps limité, confié la conduite à une autre personne en raison de son état d’ébriété tout en restant passager dans son propre véhicule n’était pas de nature à transférer au conducteur les pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle caractérisant la garde ».
Devant la Cour de cassation, le propriétaire soutenait au contraire que les circonstances de l’accident obligeaient à renverser la présomption de gardien pesant sur lui pour établir le transfert effectif de la garde du véhicule au tiers conducteur ayant été, au moment de l’accident, seul à même de prévenir le dommage : en effet, alors que lui se trouvait assis, au moment de l’accident, à l’arrière de sa voiture et dans un état d’ébriété tel qu’il n’aurait pu prévenir le dommage, le passager auquel il avait cédé le volant en était objectivement devenu le conducteur, et disposait en outre d’un pouvoir de maîtrise du véhicule qui aurait dû lui permettre d’éviter l’accident. Selon le demandeur au pourvoi, la cour d’appel aurait ainsi violé l’article 2 de la loi Badinter (désignant soit le propriétaire soit le conducteur du véhicule impliqué dans l’accident comme débiteur de l’indemnisation), motivant sa décision par une conception juridique et abstraite de la garde depuis longtemps délaissée, alors qu’il lui revenait de vérifier lequel des deux protagonistes avait été effectivement en mesure d’empêcher l’accident.
Accueillant la thèse du pourvoi, la deuxième chambre civile casse l’arrêt des juges du fond au visa de l’article 2 précité, retenant un défaut de base légale, les motifs retenus par la cour d’appel étant « impropres à exclure, en considération des circonstances de la cause, que le propriétaire non conducteur avait perdu tout pouvoir d’usage, de contrôle et de direction de son véhicule ».
Promis à une large diffusion, cet arrêt consacre la possibilité d’un transfert de la garde d’un véhicule impliqué dans un accident de la circulation à un tiers conducteur même dans le cas où le propriétaire, à l’origine de ce transfert, était passager au moment de l’accident. Or la jurisprudence antérieure laissait entendre le contraire. En effet, en dépit de la conduite effective du véhicule par un tiers lors de la réalisation du dommage, les juges laissaient inchangée la qualité de gardien du propriétaire, pourtant simplement présumée, au seul motif que ce dernier était resté à l’intérieur de son véhicule (Civ. 2e, 29 févr. 2000, n° 96-22.884 ; Civ. 2e, 10 juin 1998, n° 96-17.787), et ce même dans le cas où son état d’ébriété était tel qu’il s’était vu contraint de confier la conduite de son véhicule à un passager (v. à propos d’un auto-stoppeur, Civ. 2e, 2 juill. 1997, n° 96-10.298). En toutes hypothèses, la présomption de garde du véhicule pesant sur son propriétaire semblait donc insusceptible d’être renversée. Il avait en ce sens été souligné que « (b)ien qu’elle n’ait pas un caractère irréfragable, cette présomption ne paraît le plus souvent pouvoir être renversée […] lorsque le propriétaire se trouvait au moment de l’accident dans son véhicule conduit par un tiers » (Rép. civ., v° Responsabilité – Régime des accidents de la circulation, P. Oudot, n° 88). Cette réticence des juges semble tout à fait contestable, la conception matérielle de la garde de la chose étant acquise (depuis l’arrêt Franck, Cass., ch. réun., 2 déc. 1941), de même que le caractère simple de la présomption de garde pesant sur son propriétaire. Dès lors, en cas de remise volontaire de la chose à un tiers par son propriétaire, le transfert de la garde doit pouvoir être retenu, du moins lorsque ce tiers a objectivement acquis les trois pouvoirs constitutifs de la garde (usage, direction et contrôle). Ainsi, la seule conduite du véhicule (pouvoir d’usage) ne peut d’évidence suffire à constituer un tel transfert, l’essentiel résidant dans l’aptitude à le maîtriser (pouvoirs de direction et de contrôle), en sorte qu’il ne cause pas de dommage. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation insiste ici sur la nécessité, pour les juges du fond, de caractériser le cumul des trois pouvoirs de garde, qu’il s’agisse de retenir ou d’exclure leur transfert à un tiers. Elle affirme qu’un tel transfert est tout état de cause envisageable et que l’écarter, comme l’ont fait les juges d’appel dans cette affaire, suppose de démontrer que le propriétaire en avait conservé la garde effective et concrète, ie le pouvoir de maîtriser son véhicule, même conduit par un tiers conducteur (comp., Civ. 2e, 3 oct. 1990, n° 89-16.113 : le fait de confier le volant à un jeune passager, depuis peu titulaire du permis de conduire, ne revient pas à lui transférer la garde du véhicule, conservée par son propriétaire). Or en l’espèce, l’état d’ébriété du propriétaire était tel qu’il avait jugé préférable de céder le volant à son passager qui avait, semble-t-il, la pleine maîtrise du véhicule. Peu importe, dès lors, que le propriétaire fût présent à l’intérieur dudit véhicule au moment de l’accident. À rebours de la jurisprudence dominante, la Cour de cassation juge cette circonstance indifférente, en sorte qu’il appartenait aux juges du fond de motiver autrement leur décision pour exclure le transfert de la garde du véhicule impliqué dans l’accident.
Références :
■ Civ. 2e, 29 févr. 2000, n° 96-22.884 : D. 2000. 145 ; RTD civ. 2000. 589, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 10 juin 1998, n° 96-17.787 : RTD civ. 1999. 123, obs. P. Jourdain
■ Civ. 2e, 2 juill. 1997, n° 96-10.298 : D. 1997. 448, note H. Groutel ; ibid. 1998. 203, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 1997. 959, obs. P. Jourdain
■ Cass., ch. réun., Franck, 2 déc. 1941
■ Civ. 2e, 3 oct. 1990, n° 89-16.113 : RTD civ. 1991. 129, obs. P. Jourdain ; ibid. 349, obs. P. Jourdain
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