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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Vie privée et liberté d’expression : éclairage sur la méthode de mise en balance
La presse à scandale, dans sa recherche effrénée du sensationnel, offre une nouvelle occasion à la Cour de cassation de préciser comment concilier la liberté d’expression avec le droit au respect de la vie privée.
Dans la présente espèce, il est reproché à Paris-Match d’avoir publié un article relatant le mariage religieux célébré entre un couple princier et le baptême de leur fils. Invoquant une atteinte au respect dû à leur vie privée et à leur image, ils exercent une action, en leur nom personnel et celui de leur enfant, pour obtenir réparation de leurs préjudices ainsi que des mesures d’interdiction et de publication.
La cour d’appel accueille leur demande : elle condamne la société au paiement de diverses sommes à titre de réparation et lui interdit la reproduction des clichés litigieux de sorte que celle-ci forme un pourvoi en cassation.
Le moyen développé par la société vise à démontrer que les faits rapportés s’inscrivent dans un débat d’intérêt général puisqu’en raison de leur appartenance à une « dynastie héréditaire », le mariage et le baptême des requérants avaient une influence sur l’ordre de succession au trône de la principauté de Monaco.
Les défendeurs au pourvoi tentent d’y faire échec en soulignant que de tels développements n’ont jamais été avancés devant la cour d’appel. Cette défense est néanmoins balayée par la Cour de cassation qui relève expressément que les conclusions présentées en appel par la société contenaient déjà ces arguments.
Le moyen, ainsi recevable, est donc analysé par les juges du Quai de l’horloge, lesquels vont partiellement censurer l’arrêt d’appel.
Classiquement, le visa renvoie aux articles 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant respectivement la vie privée et la liberté d’expression, ainsi qu’à l’article 9 du Code civil.
Également, est repris l’attendu énoncé depuis un arrêt de la première chambre civile, le 9 juillet 2003 (n°00-20.289) : « le droit au respect de la vie privée et le droit dû à l’image d’une personne d’une part, et le droit à la liberté d’expression d’autre part, ont la même valeur normative ; qu’il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. »
Afin de parvenir à « la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime », l’arrêt de la présente espèce apporte une précision sur le contrôle de proportionnalité que les juges internes se doivent d’effectuer.
En effet, pour statuer conformément aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt enseigne qu’il est essentiel que les juges se livrent à un examen minutieux de chacun des critères posés par la jurisprudence européenne (critères dégagés par deux arrêts CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08, et Von Hannover c/ Allemagne, n° 40660/08). La Cour de cassation en dresse l’inventaire (« la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise de photographie ») et rappelle que la définition de ce qui est susceptible de relever de l’intérêt général dépend des circonstances de chaque espèce (déjà en ce sens CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07).
Les juges d’appel sont alors censurés, car ils s’étaient limités à retenir que le mariage et le baptême revêtaient un caractère privé, que ces cérémonies n’avaient eu aucun impact au regard du rôle tenu par les intéressés sur la scène sociale et ne rentraient pas dans le débat d’actualité ou d’intérêt général. Tenant cette motivation lacunaire, si ce n’est péremptoire, la Cour leur reproche « de ne pas avoir procédé, de façon concrète, à l’examen de chacun des critères ainsi énoncés ».
La cour d’appel de renvoi devra donc être particulièrement vigilante et rechercher notamment « si le public avait un intérêt légitime à être informé du mariage religieux d’un membre d’une monarchie héréditaire et du baptême de son fils ».
A noter que de tels arguments ont déjà emporté l’adhésion de la Cour européenne des droits de l’homme : en 2015, cette dernière a considéré que la publication d'informations relatives à l'existence d'un enfant naturel du Prince Albert de Monaco dépasse la sphère privée de ce dernier, eu égard au caractère héréditaire de ses fonctions de Chef d'État. Par conséquent, en condamnant Paris-Match au versement de dommages-intérêts et à la publication de la condamnation, les juridictions internes n'avaient pas tenu compte dans une juste mesure des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression et ont violé l'article 10 de la Convention (CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, no 40454/07).
Affaire à suivre…
Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28.741 P
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 8
« Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 10
« Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
■ Civ. 1re, 9 juill. 2003, n° 00-20.289 P : D. 2004. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2003. 680, obs. J. Hauser.
■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08 : Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne, n° 40660/08 : D. 2012. 1040, note J.-F. Renucci ; ibid. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07 : Dalloz Actu Étudiant, 6 janv. 2016 ; D. 2016. 116, et les obs., note J.-F. Renucci ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud.
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