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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Viol sur mineures : la France condamnée pour discrimination et manquement à son obligation de protection des victimes
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) constate de graves manquements des juridictions françaises dans la prise en compte du consentement des mineures victimes de violences sexuelles. Elle souligne une approche judiciaire inadéquate, marquée par des stéréotypes discriminatoires, ainsi qu’une insuffisante prise en considération de la vulnérabilité des requérantes. En résulte la violation par la France de ses obligations positives découlant des articles 3 (interdiction des traitements inhumains), 8 (droit au respect de la vie privée) et 14 (interdiction des discriminations) de la Convention européenne des droits de l'homme.
CEDH, 24 avr. 2025, L. et autres c/ France, n° 46949/21
L’arrêt concerne trois affaires distinctes dans lesquelles les requérantes ont dénoncé des actes de viol commis alors qu’elles étaient âgées respectivement de 13, 14 et 16 ans.
La première requérante souffre de crises de tétanie, entraînant régulièrement l’intervention des sapeurs-pompiers. Elle indique avoir entretenu des rapports sexuels réguliers avec plusieurs pompiers de la caserne alors qu’elle était âgée de 13 à 14 ans. Une information judiciaire est ouverte à l’égard de trois individus. Cependant, la qualification de viol n’est pas retenue : les juges du fond estiment que « la requérante disposait du discernement nécessaire pour consentir aux actes dénoncés » (pt. 35). Les prévenus sont ainsi condamnés pour atteintes sexuelles sur mineur de moins de quinze ans, en application de l’article 227-25 du Code pénal.
La deuxième requérante, âgée de 14 ans lors des faits, a participé à des jeux sexuels et eu des relations sexuelles avec trois individus alors qu’elle se trouvait en état d’ivresse manifeste. Elle déclare qu’elle aurait refusé ces actes si elle avait été dans un état de sobriété (pt. 44).
Les mis en cause sont poursuivis pour atteintes sexuelles commis sur mineur de moins de quinze ans sans violence, contrainte, menace, ni surprise. Le tribunal correctionnel conteste cette qualification, considérant que la qualification pénale correcte est celle de viol aggravé (art. 222-24 du Code pénal), et se déclare ainsi incompétent. Toutefois, en appel, les prévenus sont relaxés, la juridiction considérant que l’élément moral de l’infraction n’est pas constitué, et que les prévenus pouvaient légitimement considérer que la requérante était consentante (pt. 56). Le pourvoi en cassation formé par la partie civile n’est pas admis.
La troisième requérante, âgée de 16 ans au moment des faits, dénonce des actes répétés de pénétration non consentis, commis malgré une opposition verbale explicite, alors qu’elle était sous l’emprise d’alcool et de cannabis. À la suite d’une plainte avec constitution de partie civile, le juge d’instruction rend une ordonnance de non-lieu, retenant que, bien que le traumatisme de la requérante soit incontestable, l’information judiciaire n’a pas permis de caractériser des actes de violence, contrainte, menace ou surprise au sens de l’article 222-23 du Code pénal, ni d’intention de forcer le consentement (pt. 83). Les recours en appel puis en cassation formés par la requérante restent sans succès.
Les trois requérantes saisissent la CEDH. Elles affirment que le droit et les juridictions françaises ne les protègent pas contre le viol, que leur qualité de mineur et leur situation de vulnérabilité n’ont pas été suffisamment prises en compte. Enfin, la première requérante affirme qu’elle aurait fait l’objet d’un traitement discriminatoire et d’une victimisation secondaire devant les juridictions nationales.
■ Article 14 – Interdiction des discriminations
Conformément à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée sans distinction ni discrimination, notamment fondée sur le sexe.
■ Articles 3 et 8 – Interdiction de la torture et des traitements inhumains, protection de la vie privée
L’article 3 interdit la torture ainsi que les peines ou traitements inhumains et dégradants, cette interdiction étant absolue et ne permettant aucune exception. L’article 8 garantit le droit au respect de la vie privée. En l’espèce, la Cour de Strasbourg rappelle que le viol et les agressions sexuelles relèvent de ces deux articles (pt. 192).
Ces articles impliquent pour les États des obligations positives et négatives. L’obligation négative interdit aux États de porter atteinte à ces droits. L’obligation positive impose aux États de protéger ces droits en établissant « un cadre législatif (…) permettant de protéger adéquatement les individus (…) contre des actes aussi graves que le viol » (pt. 194).
Par ailleurs, au titre du volet procédural des articles 3 et 8, lorsqu’une personne affirme avoir été victime de viol, les autorités nationales doivent mener une enquête effective visant à établir les faits et sanctionner les responsables (pt. 196, v. N.C. c/ Turquie §96). Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat : l’enquête doit être suffisamment approfondie et objective, avec une célérité et diligence raisonnable. Il n’est cependant pas exigé que toute procédure pénale se solde nécessairement par une condamnation.
La CEDH examine ainsi si la France a respecté son obligation positive de protéger les requérantes contre le viol et d’avoir mené une enquête effective.
■ Application au cas d’espèce
La CEDH constate que les articles du Code pénal incriminant le viol (222-23) et les agressions sexuelles (222-22 et 222-22-1) ne font pas expressément référence à la notion de consentement. Cependant, conformément à une jurisprudence ancienne de la Cour de cassation, les juridictions internes doivent caractériser l’existence ou l’absence de consentement (pt. 206 ; v. Crim. 25 juin 1857 ; Crim. 10 juill. 1973, n° 73-90.104).
1/ S’agissant de la première requête, la Cour estime que le raisonnement retenu par la juridiction d’appel concluant au consentement de la requérante est « entaché de graves défaillances ». La Cour souligne particulièrement la situation d’extrême vulnérabilité de la requérante liée à son âge et à son état de santé (pt. 222). L’arrêt de la chambre de l’instruction évoque notamment un « comportement parfois débridé » qui n’aurait pas « incité [les sapeurs-pompiers] à la réflexion » (pt. 228). La CEDH conclut à une discrimination fondée sur le sexe et à une victimisation secondaire. Elle déplore également la durée excessive de la procédure pénale (onze ans). Celle-ci est incompatible avec l’exigence de célérité et de diligence découlant du volet procédural (enquête effective) des articles 3 et 8.
2/ Concernant la seconde requête, la CEDH constate que l’état d’alcoolisation de la requérante n’a été pris en compte que pour caractériser sa désinhibition. Cela a servi à écarter toute hypothèse d’opportunisme ou d’exploitation de sa situation de vulnérabilité par les personnes mises en cause (pt. 236). Pourtant, la requérante, âgée de quinze ans et très fortement alcoolisée déclare expressément qu’elle « n’aurait jamais fait cela si elle n’avait pas consommé d’alcool » (pt. 236). De même, les juges internes n’ont pas tenu compte du fait que les mis en cause ont pris la fuite lorsque leur véhicule avait été aperçu par le frère de la requérante.
Ainsi, selon la Cour, l’approche retenue par le juge national n’a pas permis d’apprécier adéquatement la particulière vulnérabilité de la requérante, ni d’intégrer les effets des circonstances environnementales afin d’évaluer correctement la réalité de son consentement. Par conséquent, les autorités françaises ont échoué à garantir à la requérante une protection suffisante, conformément aux obligations découlant des articles 3 et 8 de la Convention.
3/ Concernant la troisième requête, la CEDH estime que les juges d’appel ont eu recours à « des stéréotypes de genre » inopérants et inappropriés. Elle constate en effet que le juge national a déduit le consentement de la requérante en se fondant exclusivement sur son comportement passif, sans prendre en compte ni analyser sérieusement son opposition verbale explicite (pts. 241 et 243). Cette interprétation, souligne la Cour, est contraire aux connaissances actuelles sur les réactions des victimes de viol, et en contradiction avec la jurisprudence ultérieure de la Cour de cassation, reconnaissant l’état de sidération, obstacle à une résistance active (Crim. 11 sept. 2024, n° 23-86.657). De surcroît, les juges internes n’ont pas suffisamment considéré la consommation d’alcool et de stupéfiants de la requérante, combinée à sa minorité et à sa virginité, autant d’éléments accentuant sa vulnérabilité dans les circonstances décrites (pt. 242).
Par ailleurs, la procédure pénale présente des défaillances : les autorités nationales n’ont ouvert l’information judiciaire que huit mois après les faits dénoncés. Ils n’ont que tardivement procédé à la garde à vue du prévenu, un an et trois mois après le dépôt de la plainte initiale, alors même que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière. Ce délai excessif apparaît incompatible avec la gravité des faits allégués (pt. 246).
La CEDH en déduit que les autorités nationales n’ont pas adéquatement pris en compte la particulière vulnérabilité et l’état psychologique de la requérante dans l’appréciation de son consentement. Elles n’ont pas davantage mené une enquête avec la diligence requise. Par conséquent, la Cour conclut à un manquement aux obligations positives de la France résultant des articles 3 et 8 de la Convention.
■ Conclusion
La CEDH conclut, à l’unanimité, que l’État français n’a pas respecté ses obligations positives, consistant à protéger les requérantes contre les traitements inhumains et dégradants (art. 3), ainsi qu’à garantir leur droit au respect de leur vie privée (art. 8).
En outre, s’agissant spécifiquement de la première requérante, la Cour estime que les autorités nationales ont activement porté atteinte à sa dignité par une discrimination fondée sur le sexe, en violation de l’article 14 de la Convention.
Références :
■ CEDH 9 févr. 2021, N.C. c/ Turquie, n° 40591/11
■ Crim. 25 juin 1857
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