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Libertés fondamentales - droits de l'homme
Violation de la liberté d’expression par la France : n’est pas diffamant un reportage relatant une aide financière d’un prince saoudien aux attentats du 11 septembre
Mots-clefs : Liberté d’expression, Violation, Reportage, 11 septembre 2001, Ingérence disproportionnée, Journalisme
La diffamation et la condamnation à une amende pénale prononcées par les juridictions nationales, constituent une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression et n’est pas nécessaire dans une société démocratique.
Tout commence par un reportage datant du 8 septembre 2006, diffusé par France 3, intitulé « 11 septembre 2001, le dossier d’accusation ». Si le sujet sur les attentats du 11 septembre est délicat, le reportage l’est d’autant plus car il met en exergue l’absence de procès plus de cinq années après les faits, ainsi que les plaintes des familles des victimes attaquant judiciairement plus d’une centaine de personnes soupçonnées d’avoir aidé financièrement Al-Qaïda. Était notamment visé, un prince saoudien, exerçant à l’époque des faits les fonctions de chef des services secrets en Arabie Saoudite. Les investigations du journaliste relataient la crainte des plaignants quant à la mise en péril du procès, notamment du fait des liens économiques forts entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite.
Suite à ce reportage, le prince saoudien a assigné pour diffamation le journaliste auteur du reportage, le directeur de la chaîne France 3 et la société France 3 devant le Tribunal correctionnel de Paris. Le prince, constitué partie civile, appuyait sa demande sur cinq extraits litigieux relatant son aide à Al-Qaïda. Les magistrats vont admettre la diffamation publique. L’émission laissait entendre que seules des considérations diplomatiques et non la faiblesse des charges réunies contre le prince expliquaient son impunité. Il est jugé que si le caractère sérieux du reportage est avéré, le journaliste aurait dû faire preuve d’un devoir élémentaire de prudence et d’objectivité s’agissant d’accusations non examinées par un tribunal. Est rejeté l’argument de bonne foi invoqué par les prévenus. La même solution est admise par la cour d’appel de Paris, le 1er octobre 2008, ainsi que par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 10 novembre 2009 (n° 08-86.853).
Le directeur de la chaîne France 3 et la société France 3 ont alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci va apprécier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, garanti à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH). Ainsi, comme le prévoit l’alinéa 2 de cet article, une restriction à la liberté d’expression n’est envisageable que si elle respecte plusieurs conditions : la restriction doit être prévue par la loi, poursuivre un des buts nécessaires visés par l’alinéa 2 de l’article 10 et in fine être « nécessaire dans une société démocratique » (comp. CEDH 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, n° 5493/72. CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c/ France, n° 29369/10). En l’espèce, les deux premières conditions ne font guère de doute: l’ingérence était prévue par la loi et plus précisément par les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse; et l’ingérence poursuivait un but légitime visé, à savoir « la protection de la réputation ». Quant à la nécessité de la restriction dans une société démocratique, la Cour opère un contrôle de proportionnalité sur cette ingérence et vérifie si les motifs invoqués par les juridictions nationales sont pertinents et suffisants.
Pour ce faire, la Cour constate d’abord qu'il s'agit d’un sujet d’intérêt général. Il appert également que le prince saoudien occupait une position éminente au sein du Royaume d’Arabie Saoudite, en tant que personnage public ayant des fonctions officielles, les limites de la critique sont plus larges que pour les particuliers (V. CEDH 7 nov. 2006, Mamère c/ France, n° 12697/03, § 27 ; CEDH 20 nov. 2008, Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c/ France, n° 13327/04, § 36; CEDH 22 avr. 2010, Haguenauer c/ France, n° 34050/05, § 47). Ensuite, la « base factuelle » sur laquelle reposait le reportage était bien suffisante. En ce sens, était légitime le fait d’invoquer les responsabilités du prince en tant que responsable du renseignement saoudien dans l’aide et le financement apporté à Oussama Ben Laden lors de l’invasion soviétique en Afghanistan. S’agissant des termes utilisés par le reportage, le journaliste se contente de reprendre les plaintes des familles de victimes tout en prenant une certaine distance, à l’instar de la terminologie employée en présentant le prince saoudien comme un « présumé soutien ». Ceci étant au conditionnel, ce n’est qu’une supputation. Également, la Cour relève que le prince a été consulté lui-même et a participé au reportage, ses avocats américains ont également reçu une invitation qu’ils ont déclinée. Le journaliste n’a pas non plus fait croire à un témoignage à charge et la manière dont a été traité le sujet n’est pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (V., notamment, CEDH 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n° 16812/11 ; CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09, § 164; et a contrario, CEDH 29 juill. 2008, Flux c/ Moldova, n° 22824/04, § 31-34).
En définitive, la Cour juge l’ingérence comme étant disproportionnée et n’étant pas nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Conv. EDH.
CEDH 21 janvier 2016, de Carolis et France télévisions c/ France, n° 29313/10
Références
■ Convention européenne des droits de l’homme
Article 10
« Liberté d'expression. 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
■ Crim. 10 nov. 2009, n° 08-86.853.
■ CEDH 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, n° 5493/72.
■ CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c/ France, n° 29369/10, D. 2015. 974 ; ibid. 2016. 225, obs. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. Porteron ; RSC 2015. 740, obs. Roets.
■ CEDH 7 nov. 2006, Mamère c/ France, n° 12697/03, D. 2007. 1704, note J.-P. Marguénaud ; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets.
■ CEDH 20 nov. 2008, Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c/ France, n° 13327/04.
■ CEDH 22 avr. 2010, Haguenauer c/ France, n° 34050/05.
■ CEDH 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n° 16812/11.
■ CEDH, gr. ch., 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09.
■ CEDH 29 juill. 2008, Flux c/ Moldova, n° 22824/04, AJDA 2008. 1929, chron. J.-F. Flauss ; D. 2008. 2770, note L. François.
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