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[ 26 octobre 2023 ] Imprimer

Droit des obligations

Vitalité des usages en matière contractuelle : illustration à propos des conditions d’opposabilité de l’usage professionnel

L’usage professionnel s’applique au contrat conclu par le professionnel du secteur d’activité concerné avec une personne étrangère à celui-ci dès lors que le cocontractant en a eu connaissance et l’a accepté.

Com. 4 oct. 2023, n° 22-15.685

Précisant les contours exacts du contenu obligationnel du contrat, l’article 1194 du Code civil dispose que « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi ». Ce texte sert non seulement de fondement à l’adjonction au contrat d’un certain nombre d’obligations (v. C. civ., art. 1135 anc., al. 2), mais également à l’interprétation de la convention en fonction, notamment, des usages susceptibles de lui être applicables. En partie incertaine, la force obligatoire de ces usages dépend de leur appréciation par le juge, dont le rôle est en cette matière déterminant. En témoigne l’arrêt rapporté, concernant l’usage professionnel. Déterminant les conditions de son intégration dans le champ contractuel, la Cour précise au cas présent que celles-ci dépendent du secteur d’activité des professionnels concernés. 

En novembre 2017, une société accepte un devis établi par une société spécialisée dans la confection d’armatures pour un montant de 80 456 €, somme payée le 8 décembre 2017. Le devis portait sur la fabrication spécifique et la pose d’armatures en acier en vue de la construction d’une plate-forme logistique. Le 8 janvier 2018, un nouveau devis est émis pour le même chantier. Comportant des quantités et des prix différents, ce second devis n’est pas accepté. La société ayant accepté le premier devis résilie ensuite le contrat, motif pris de la modification unilatérale de ses conditions générales, et sollicite en conséquence le remboursement des sommes versées en décembre 2017. La société victime de la rupture l’avertit par lettre recommandée qu’elle retiendra une indemnité forfaitaire de 64 364,80 € en application de l’article 4.6 des Usages professionnels des armaturiers (désignés APA dans la pratique et dans l’arrêt), joignant un chèque d’un montant correspondant (16 091,20 €). Etrangère à ce secteur d’activité, la société à l’origine de la rupture lui oppose que les usages professionnels et les conditions générales des armaturiers ne lui sont pas opposables. Elle assigne donc la société d’armatures en remboursement de la somme initiale. En appel, les juges, s’appuyant sur la méthode du faisceau d’indices, retiennent que bien qu’elle n’intervienne pas directement dans le secteur d’activité considéré, la société ayant commandé la fabrication des armatures en acier devait nécessairement avoir connaissance des usages professionnels et des conditions générales de 2017 de l’APA, qui lui sont donc opposables. Invoquant devant la Cour de cassation la violation de l’article 1194 du Code civil, la demanderesse voit son pourvoi rejeté. Sur le fondement des usages applicables à sa profession, la société d’armatures est donc justifiée à retenir la somme de 64 364,80 €. Au-delà du cas d’espèce, la solution rendue par la chambre commerciale, à vocation générale, se pose en termes de principe : « les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu’il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptées » (§6). 

La question de l’intégration de l’usage professionnel dans le champ du contrat suppose de distinguer deux situations :

■ Lorsque les professionnels sont de même spécialité, l’usage se greffe naturellement au contrat conclu entre les contractants en ce qu’ils évoluent dans le même secteur d’activité (v. déjà., Com. 9 janv. 2001, n° 97-22.668) ;

■ Lorsque le contrat implique une personne étrangère à la profession exercée uniquement par son cocontractant, l’usage élaboré par cette profession ne régit la relation contractuelle qu’à la double condition que la personne étrangère à celle-ci en ait eu connaissance et l’ait accepté (v. déjà, Com. 16 déc. 1997, n° 95-18.586), critères classiques d’intégration dans le champ contractuel d’éléments initialement extrinsèques. 

Dans cette seconde configuration, l’appréciation de la double condition requise (connaissance et acceptation de l’usage) renvoie à l’office du juge tel qu’il est prévu à l’article 1194 du Code civil : dans l’hypothèse la plus fréquente où l’usage n’aura pas été expressément intégré par les parties dans le contrat, le juge aura la faculté de donner à la convention « toutes les suites » auxquelles l’usage est susceptible de conduire.

C’est ce à quoi les juges d’appel se sont, au cas d’espèce, précisément attelé ; la méticulosité du contrôle opéré au fond pour apprécier l’intégration de l’usage dans la sphère contractuelle est soulignée par la chambre commerciale, qui approuve la conformité de leur argumentation à sa méthodologie. En effet, un faisceau d’indices concordants ne permettait pas de douter de l’intégration de l’usage dans le champ du contrat : non seulement la commande d’armatures passée par la société demanderesse, certes non spécialisée, l’avait été pour un volume très important, mais il ressortait également du devis que des prestations multiples et à haute technicité avaient été laissées à sa charge, révélant « une compétence certaine » en matière d’armatures ; outre la technicité de ses connaissances, les juges du fond ont également relevé que les documents contractuels prévoyaient expressément de soumettre le contrat aux usages professionnels de l’APA et précisaient, dans cette perspective, les moyens d’y accéder (consultation au greffe du Tribunal de commerce de Paris) ; un élément de fait venait enfin confirmer l’opposabilité de ces usages à la demanderesse, tenant au nombre de ses établissements et au montant de son chiffre d’affaires, laissant présumer sa connaissance d’usages contractuels qu’elle devait nécessairement prendre en compte. La sérialité comme la pertinence des éléments retenus, en droit comme en fait, en faveur de l’intégration de l’usage dans le contrat, rendent l’analyse imparable. L’indemnité forfaitaire prévue par l’usage litigieux se trouve donc applicable à la résiliation prononcée. La méthodologie indiquée et appliquée dans cet arrêt, contribuant à préciser les règles d’interprétation du contrat, se révèlera fort utile à la pratique contractuelle, d’autant plus que la jurisprudence rendue à propos de l’article 1194 du Code civil est malheureusement connue pour sa rareté (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 715, n° 613).

Références :

■ Com. 9 janv. 2001, n° 97-22.668 : RTD civ. 2001. 870, obs. J. Mestre et B. Fages

■ Com. 16 déc. 1997, n° 95-18.586 

 

Auteur :Merryl Hervieu


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