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Droit pénal spécial
Retour sur l’infraction d’abus de biens sociaux
Mots-clefs : Abus de biens sociaux, Dirigeant, Conseil d’administration, Intérêt social, Provisions
Le procès de Jean-Marie Messier, qui se déroule en ce moment devant le tribunal correctionnel de Paris, est l’occasion d’un rappel des éléments constitutifs de l’infraction d’abus de biens sociaux.
Le procès Vivendi Universal (VU) a débuté devant le tribunal correctionnel de Paris. Le principal prévenu, Jean-Marie Messier, est accusé, entre autres choses, d’avoir commis un abus de biens sociaux (ABS). Ce délit est prévu — en ce qui concerne les sociétés anonymes —, à l’article L. 242-6 du Code de commerce (L. 241-3 pour les SARL). Aux termes de ce texte, l’ABS est constitué dès lors qu’un des dirigeants de la société utilise à des fins autres que celui de l’intérêt de la société les biens ou le crédit de cette dernière.
Pour être mis en œuvre, le texte requiert donc la réunion de 4 éléments :
- un acte d'usage des biens, du crédit ou des pouvoirs ;
- contraire à l'intérêt social ;
- accompli dans un intérêt personnel ;
- de surcroît, de mauvaise foi.
La personnalité de l’auteur
Le texte vise prévoit expressément la fonction que doit occuper l’auteur du délit, qui ne peut être que le président, les administrateurs, où les directeurs généraux. M. Messier était en effet président directeur général de la société VU au moment des faits. C’est plus précisément à l’occasion de sa démission que l’enquête a été ouverte, puisqu’il lui est reproché d’avoir, en tant que président directeur général, signé le contrat lui octroyant 20,5 millions euros de prime d’indemnités de départ ; on a donc un acte positif d'usage — au moins du crédit, au sens matériel (l'indemnité de départ), et des biens de la société (collaborateur et personnel de sécurité) —, au sens de l'art. L. 242-6). Par ailleurs, un ancien directeur général est également accusé d’abus de biens sociaux, pour avoir contresigné ce document.
L’utilisation à des fins personnelles
Le 1er juillet 2002, à 18 heures, M. Messier signe l’accord qui prévoit les modalités de compensation de son départ de la société. En plus de la somme de 20, 5 millions d’euros, il s’octroie pour cinq ans une couverture d’assurance-maladie, vie et invalidité pour lui et son épouse, la mise à disposition d’un collaborateur pendant deux années, et le maintien, toujours au frais de Vivendi, du personnel de sécurité mis à disposition de sa famille. L’intérêt personnel matériel est ici évident : le dirigeant s'est fait verser par la société des sommes indues et s'est enrichi à son détriment ; il a évité de s'appauvrir en faisant payer par la société des dettes personnelles ; plus original, l’intérêt personnel du second prévenu est décrit par le juge d’instruction comme résultant de ses « liens étroits avec M. Messier » (v. Les échos 1er juin 2010). En effet, l’intérêt moral a été considéré par la jurisprudence comme pouvant constituer une fin personnelle (v. Crim. 16 févr. 1971). Ainsi, agir avec le souci d’entretenir de bonnes relations avec un tiers a pu être retenu par la Cour de cassation comme étant un fait constitutif de l’ABS (Crim. 9 mai 1973).
Le non-respect de l’intérêt social
Dans l’affaire Messier, l’accord devait être validé par le conseil d’administration de la société. Or, le 3 juillet 2002, le conseil refuse de traiter la question, et reporte son examen sine die. Dès lors, M. Messier met en marche une procédure d’arbitrage, afin de toucher ce qu’il pense lui être du. Les honoraires versés aux arbitres sont réglés par Vivendi, entreprise dont il a démissionné !
Par ailleurs, la société VU provisionne la somme de 25 millions d’euros, dans l’hypothèse où une décision judiciaire venait à donner l’exequatur à une décision d’arbitrage en faveur du dirigeant déchu. Et c’est bien dans cette provision que le juge d’instruction Jean-Marie d’Huy a vu une atteinte à l’intérêt de la société Vivendi. En effet, alors que le groupe est dans la tourmente financière, accusé par les marchés de s’être trop endetté en multipliant les acquisitions, le PDG prive le groupe d’une partie de ses ressources. Dans le cadre d’un ABS, la licéité de l'opération s'apprécie en fonction de l'intérêt général du groupe (v. Crim. 4 févr. 1985).
La mauvaise foi
Le dirigeant a-t-il eu « conscience » qu’il mettait en danger la société ? Les textes relatifs à l'ABS exigent que le coupable ait agi de mauvaise foi et qu'il ait su que l'usage des biens, du crédit ou des pouvoirs était contraire à l'intérêt de la société. Dans les faits, l'élément intentionnel se limite souvent à la connaissance, voire à la conscience, que l'acte incriminé porte atteinte à l'intérêt social, la Cour de cassation estimant que la loi n'exige pas l'intention de nuire et que la mauvaise foi n'a pas à être constatée de façon solennelle (Crim. 3 févr. 1970 ; Crim, 16 mars 1970). Il existe même une quasi-présomption de mauvaise foi s'agissant des dirigeants sociaux, réputés bien placés dans leurs fonctions pour apprécier la situation et la portée de leurs actes, s'agissant en outre, d'actes certainement accomplis dans leur intérêt personnel. En l'espèce, le juge d’instruction produit une lettre dans laquelle il exige le versement de l’indemnité (v. Les échos, 1er juin 2010). Cependant, selon les premiers rapports d’audiences, le prévenu a cherché à minimiser la portée de cette indemnité, qu’il n’a finalement jamais touchée par ailleurs (v. Le Monde 3 juin 2010). Il a essayé de démontrer que d’autres personnes que lui négociaient les primes de départ, et qu’elles correspondaient de toute manière aux pratiques des grandes entreprises, et qu’on ne pouvait donc y voir une atteinte volontaire à l’intérêt de la société.
Jean-Marie Messier risque, pour l’infraction d’ABS, jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amendes. L’ABS, qui est par essence commis par des personnes haut placées dans une société, est le plus souvent masqué à l’aide de manœuvres comptables que seul un dirigeant est à même d’accomplir. Par conséquent, la Cour de cassation a « bâti » un régime de prescription original, prévoyant notamment le report du point de départ du délai au jour où le délit est apparu dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique (v. Crim. 27 juill. 1993)
Signalons par ailleurs que le procès doit durer trois semaines. En effet, d’autres infractions pénales ont été retenues par l’instruction, à l’encontre de plusieurs ex-dirigeants de Vivendi. Entre autres, la présentation de comptes inexacts, la diffusion d’informations trompeuses et la manipulation de cours. En même temps (hasard de calendrier ?), une autre affaire médiatique se retrouve devant le Palais de justice de Paris, l’affaire Kerviel.
Rappelons également que la justice américaine a eu à connaître de l’affaire Messier-Vivendi, et qu’elle a condamné la personne morale VU mais épargné Jean-Marie Messier… (sur le caractère international de la procédure, v. Le Monde, 24 mai 2010).
Références
■ Société anonyme
« Société commerciale dont le capital est constitué, par voie de souscription d’actions et dont les associés ne sont responsables du paiement des dettes sociales qu’à concurrence de leurs apports.
La société anonyme est une société par actions et une société de capitaux qui doit réunir au moins 7 personnes.
La société anonyme peut faire appel public à l’épargne. »
« Délit dont se rendent coupables les dirigeants de sociétés par actions ou de SARL, qui, de mauvaise foi, font des biens ou du crédit de la société un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement. »
« Procédure de règlement des litiges par recours à une ou plusieurs personnes privées (en nombre impair) appelées arbitres, parfois même par recours à un juge d’État déclaré amiable compositeur par les plaideurs. »
« Les provisions permettent de constater comptablement la dépréciation d’un bien et les risques et charges qui ne se sont pas encore réalisés, mais que les circonstances rendent probables.
Les provisions pour dépréciation enregistrent la perte de valeur des éléments d’actif non amortissables (terrain, fonds de commerce) et apparaissent à l’actif du bilan, sous la valeur d’acquisition du bien correspondant dont elles sont déduites.
Les provisions pour risques et charges (supplément d’impôt, litiges en cours) ne peuvent, au contraire, être rattachés à un élément particulier de l’actif et sont donc inscrites à un poste de passif du bilan. »
« Ordre d’exécution, donné par l’autorité judiciaire, d’une sentence rendue par une justice privée, ex. : exequatur des sentences arbitrales. »
Source : Lexique des termes juridiques 2010, 18e éd., Dalloz, 2010.
■ Code de commerce
« Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros le fait pour :
1° Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme d'opérer entre les actionnaires la répartition de dividendes fictifs, en l'absence d'inventaire, ou au moyen d'inventaires frauduleux ;
2° Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme de publier ou présenter aux actionnaires, même en l'absence de toute distribution de dividendes, des comptes annuels ne donnant pas, pour chaque exercice, une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice, de la situation financière et du patrimoine, à l'expiration de cette période, en vue de dissimuler la véritable situation de la société ;
3° Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement ;
4° Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des pouvoirs qu'ils possèdent ou des voix dont ils disposent, en cette qualité, un usage qu'ils savent contraire aux intérêts de la société, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement. »
« 4° Le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement ; »
■ Yves Mamou, « Un étrange abus de bien social dont Jean-Marie Messier n’a jamais profité », Le Monde, 3 juin 2010.
■ Antoine Garapon et Daniel Schimmel, « Des leçons mal apprises… qui coûtent cher », Le Monde, 24 mai 2010.
■ Crim. 16 févr. 1971, Bull. crim.n° 53 ; D. 1971. 294 ; Rev. Sociétés 1971. 418, note Bouloc.
■ Crim. 9 mai 1973, Bull. crim. n° 216 ; D. 1974. 271, note Bouloc ; 15 sept. 1999 ; D. 2000. 319, note Médina.
■ Crim. 4 févr. 1985, Gaz. Pal. 1985. 1. 377, note Marchi ; D. 1985. 478, note Ohl ; JCP 1985. 11. 14613, note Jeandidier ; Rev. sociétés 1985. 649, obs. Bouloc
■ Crim. 26 nov. 1975, Bull. n° 257.
■ Crim. 3 févr. 1970, Bull. crim. n° 47 ; Crim, 16 mars 1970, JCP 1971. 11. 16813, note Bouloc.
■ Crim. 27 juill. 1993, Dr. pénal 1994, comm. 89, obs. Robert.
■ M. Véron, Droit pénal des affaires, Cours Dalloz, 8e éd., 2009, n° 199 s.
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