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À vos copies !

Libertés fondamentales - droits de l'homme
Droit à la vie privée versus Liberté d’expression
Chaque mois, retrouvez le commentaire d’une décision de justice issue de l’actualité jurisprudentielle.
Ce mois-ci, Dalloz Actu Étudiant vous propose de commenter l’arrêt CEDH, Charki c/France,11 sept. 2025, n° 28473/22.
Travail préparatoire
Rappel de méthodologie
Un commentaire d’arrêt est un exercice qui comprend deux temps : l’explication de l’arrêt et son appréciation.
En d’autres termes, il faut, en premier lieu, expliquer le sens de l’arrêt. Ce qui suppose d’abord de le lire très attentivement, pour bien le comprendre. Ensuite, et c’est un temps essentiel de votre commentaire, il vous faut identifier la question que l’arrêt à commenter a résolue. En outre, il vous faut détecter la ou les règles de droit qui fondent la décision qui vous est soumise. Enfin, il vous faut faire un exercice de mémoire (si vous composez votre commentaire dans le cadre d’un examen) ou de recherche (si vous composez librement votre commentaire), non seulement pour découvrir le thème général dans lequel s’inscrit l’arrêt à commenter, mais encore pour trouver des éléments bibliographiques qui vous permettront de mieux comprendre l’arrêt que vous devez commentez et donc de mieux l’expliquer.
En second lieu, après avoir expliqué le sens de l’arrêt et démontrer que vous l’avez compris, vous devez apprécier l’arrêt à commenter, donner une opinion sur la façon dont la Cour de cassation/Cour européenne des droits de l’homme a tranché le litige et répondu à la question de droit, au fond, il vous faut juger les juges, vous prononcer sur la valeur de la décision, ce qui sera d’autant plus simple que vous pourrez la situer dans le temps, c’est-à-dire en déterminer la portée. Dans cette perspective d’appréciation de la valeur de l’arrêt, il vous faut exploiter des éléments bibliographiques qui vous permettront de recueillir les diverses opinions doctrinales qui se sont prononcées sur la question de droit réglée par la Cour de cassation, et de vous prononcer sur la pertinence des diverses thèses en présence à propos de la question de droit, celle que soutenaient les juges du fond, celle du demandeur au pourvoi et puis celle retenue par la Cour de cassation/Cour européenne des droits de l’homme qui sera fatalement peu ou prou une des deux précédentes.
Analyse de l’arrêt
Analyser l’arrêt conduit à s’en tenir à le présenter en vue d’introduire votre commentaire. Voici la démarche à suivre :
– d’abord, il vous faut sélectionner les faits qui seront utiles dans la perspective de votre commentaire ;
– en outre, il convient de qualifier les faits, ce qui revient à les faire entrer dans une catégorie juridique donnée ;
– ensuite, il faut exposer les différentes étapes de la procédure, à savoir la décision des juges du fond, puis le moyen du pourvoi ;
– de plus, il vous faut énoncer la question de droit que l’arrêt a tranchée ;
– enfin, il convient d’exposer la solution que la Cour de cassation/CEDH a finalement retenue.
Dans l’arrêt qu’il vous faut ici commenter, reprenons cette démarche :
■ Sélection des faits : Le 15 avril 2015, le journal Le Monde publia sur son site internet, puis dans le journal du lendemain, un article intitulé « Placé sur écoutes Guéant promet de "ne pas balancer" » et sous-titré « Les interceptions réalisées sur son deuxième téléphone révèlent l’amertume de l’ex-ministre de l’Intérieur, lâché par ses collègues de l’UMP [aujourd’hui "les Républicains"] ». L’article en ligne, qui faisait le parallèle entre la situation de Claude Guéant et celle de Nicolas Sarkozy, lui-même « trahi » par des écoutes téléphoniques, relatait des conversations échangées entre M. Guéant et sa fille, extraites du dossier d’instruction relatif au financement de la campagne présidentielle de 2007.
■ Qualification des faits : Jusqu’alors inconnue du public, la requérante, fille d’un ancien ministre de l’intérieur, conteste la publication par le journal Le Monde de retranscriptions de conversations téléphoniques privées avec son père, issues d’écoutes judiciaires, dans le contexte de procédures engagées contre celui-ci et plusieurs membres de son parti concernant le financement de la campagne présidentielle de 2007.
■ Procédure : Le 22 mai 2015, la requérante fait citer la société éditrice et les deux journalistes auteurs de l’article, sur le fondement des articles 9 du code civil et 8 de la Convention européenne, aux fins de voir reconnaître l’atteinte portée à sa vie privée résultant de la publication non consentie de conversations de nature privée avec son père, et d’obtenir ainsi, notamment, la réparation de son préjudice. Le 24 juin 2017, le Tribunal de grande instance de Paris la déboute de ses demandes : ayant mis en balance le droit au respect de la vie privée de la demanderesse et le droit du journal et des journalistes à la liberté d’expression, le jugement conclut en faveur du second, retenant notamment que l’objet de l’article ne porte pas sur la vie privée de la demanderesse, l’extrait de la conversation litigieuse ne contenant aucun élément autre que ceux en lien avec les affaires judiciaires en cours et les relations de son père avec l’UMP ou les secrets qu’il détiendrait – donc des sujets d’intérêt général, que les propos échangés permettaient d’éclairer. Le 25 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris confirme le jugement de première instance. La requérante se pourvoit en cassation. Invoquant la violation des articles 8 et 10 de la Convention, elle soutient que la publication litigieuse porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée en ce que la retranscription du dialogue entre elle et son père, faisant mention de son identité, n’est pas nécessaire à l’information du public et constitue un détournement de l’objectif d’information. Mais la Cour de cassation rejette son pourvoi (Civ. 1re, 8 déc. 2021, n° 20-13.560), validant la mise en balance opérée par les juges du fond ayant abouti à faire primer, au cas d’espèce, la liberté d’expression.
■ Problème de droit : La retranscription publique de conversations téléphoniques privées entre un père et sa fille issues d’écoutes judiciaires, révélant sans autorisation préalable l’identité de la requérante et le contenu personnel des échanges, peut-elle être légitimée par une finalité informative, tirée du contexte politico-judiciaire de leur divulgation ?
■ Solution : Par son arrêt du 11 septembre dernier, la Cour européenne conclut, par quatre voix contre trois, à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention, estimant que les juridictions internes ont valablement mis en balance les intérêts en présence et se sont fondées sur des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse dans le droit au respect de la vie privée de la requérante. Elle juge ainsi que la retranscription publique de ses conversations téléphoniques avec son père ne porte pas atteinte au droit au respect de sa vie privée dès lors que la publication litigieuse visait à informer le public sur des affaires politiques, et non à révéler des éléments intimes sur la vie privée ou familiale de l’intéressée.
I. L’exercice du contrôle de proportionnalité
A. L’existence d’un conflit
- Conflit entre droit à la vie privée et liberté d’expression : conflit de droits fondamentaux, doublement protégés dans l’ordre interne et européen : Conv. EDH, art. 8, C. civ. art. 9 : droit au respect de la vie privée, incluant la protection de l’identité d’une personne, de sa réputation, sociale ou professionnelle, le seuil d’applicabilité de la Convention exigeant en outre une atteinte suffisamment grave et portée de manière à nuire à autrui (v. CEDH 25 sept. 2018, Denisov c/ Ukraine, n° 76639/11, § 112) / Conv. EDH, art. 10 : liberté de la presse d’informer le public de toute question relevant de l’intérêt général, à condition de rechercher la satisfaction du besoin légitime d’information du public, et non sa seule curiosité, et de respecter les principes d’un « journalisme responsable » (CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n° 56925/08, § 50).
- Absence de hiérarchie normative entre ces droits, qui « méritent un égal respect » (§ 50) ; identité de valeur normative qui rend nécessaire l’adoption d’une appréciation in concreto, reposant sur les éléments de contexte du conflit de droits à arbitrer, en sorte de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime et de déterminer, au cas par cas, si la liberté d’informer justifie l’atteinte invoquée à la vie privée de l’intéressé ; renvoi au principe de proportionnalité et à la méthode de mise en balance des intérêts : « dans ce type d’affaires, la principale question qui se pose est de savoir si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8, a ménagé un juste équilibre entre le droit d’un individu au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression garantie à l’article 10 de la Convention » (§ 49, citant not., CEDH 7 févr. 2012, Von Hannover c/ Allemagne (n° 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 98).
B. La résolution du conflit
- Critères européens de mise en balance entre droits de la personnalité et liberté d’expression : contribution à un débat d’intérêt général ; notoriété de la personne visée ; comportement antérieur de la personne concernée ; contenu, forme et répercussions de la publication ; mode d’obtention des informations ; gravité de la sanction (CEDH 7 févr. 2012, Von Hannover, préc., §§ 109-113 ; CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07, § 93)
- Critères à prendre à compte par les juridictions nationales des États membres, même si les juges internes bénéficient d’une marge d’appréciation pour leur application ; la Cour de cassation examine ainsi de façon concrète chacun des critères dégagés par la CEDH en les systématisant dans une notion déterminante du besoin légitime d’information du public : la « question d’intérêt général » : Civ. 1re, 1er mars 2017, n° 15-22.946 : « ont trait à l’intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser (…), notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité » ; sous l’influence des juges européens, la haute juridiction vérifie qu’une atteinte à la vie privée « ne tend pas uniquement à satisfaire la curiosité d’un certain lectorat, mais constitue également une information d’importance générale » ; la méthode suppose d’apprécier la totalité de la publication, à la fois dans son contexte et dans sa finalité : « même si le sujet à l’origine de l’article relève de l’intérêt général, il faut encore que le contenu de l’article soit de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question » (Civ. 1re, 1er mars 2020, n° 19-13.716)
II. L’issue du contrôle de proportionnalité
A. Conformité de la mise en œuvre des critères européens par le juge français
- Contribution à un débat d’intérêt général : « [p]rise dans son ensemble et dans son contexte, hautement médiatique, les informations politiques et judiciaires visées dans cet article se rapportaient à des informations d’importance générale [l’utilisation des deniers publics par un haut fonctionnaire et les éventuels secrets détenus par C. Guéant sur ses alliés politiques], susceptibles d’intéresser et de sensibiliser le public et non pas seulement d’assouvir leur curiosité » (§ 57).
- Notoriété des personnes visées : inconnue du public, la requérante était toutefois en relation d’affaires avec son père (personne publique) et lui témoignait de son soutien politique, donc « [elle] ne pouvait invoquer la qualité de tiers anodin » (§ 59 ; sur la possibilité qu’une personne privée puisse attirer l’attention des médias à raison de ses liens avec une personnalité publique, CEDH 19 nov. 2020, Dupate c/ Lettonie, n° 18068/11, § 55).
- Objet, source et impact de la publication : objet conforme à la nécessité « d’informer le public sur les responsables et affaires politiques, et non sur la vie privée et familiale de la requérante » (§ 61), dont la publication des propos visait uniquement à éclairer les informations données par son père sur les relations entre hommes politiques après les révélations de l’affaire sur le financement de la campagne électorale de 2007, sans allusion à la vie et à la personnalité des intéressés et sans détails sur la vie strictement privée de la requérante ; obtention des transcriptions litigieuses, provenant d’écoutes téléphoniques ordonnées sur commission rogatoire d’un juge d’instruction (i.e., opérées sous de strictes conditions légales), à juste titre considérée par les juridictions internes comme un élément important de l’appréciation du concept de journalisme responsable (à distinguer des écoutes clandestines considérées comme des mesures d’interception gravement attentatoires à la vie privée) ; répercussions non démontrées par la requérante de la révélation de son nom sur sa vie privée et, n’étant pas partie à la procédure judiciaire en cause, aucune répercussion ne peut être relevée à son égard sur une bonne administration de la justice (Comp. CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, préc., §§ 68 à 71 ; adde, CEDH 1er juin 2017, Giesbert et a. c/ France, n° 68974/11, §§ 95, 98 et 99) ; ampleur de la diffusion non problématique malgré le relais de la publication sur différents sites ou dans la presse écrite, l’article 10 devant permettre la divulgation d’une information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel (CEDH 14 janv. 2021, Société Éditrice de Mediapart et autres c/ France, nos 281/15 et 34445/15, préc.).
B. Primauté de la liberté d’information sur le droit à la vie privée
- Le « contrôle du contrôle » de proportionnalité opéré par la Cour européenne conduit en l’espèce à la primauté de la liberté d’information sur le droit au respect de la vie privée de la requérante ; atteinte à la vie privée reconnue à raison de la divulgation de son identité, de la nature des relations avec son père et de l’ampleur de la publication - destinée à un large lectorat en raison de la publication en ligne -, mais celle-ci se trouve légitimée à l’issue du contrôle de proportionnalité opéré par les juges internes et validé par la Cour européenne, qui conclut en l’espèce à l’absence de violation de l’art.8 ; cf tendance générale au déclin, en droit européen puis en droit interne, du droit au respect de la vie privée face à la liberté d’information (A. Marais, Droit des personnes, Dalloz, 4e éd., n° 329 s.)
- Critique de l’issue du contrôle opéré : opinion dissidente partagée par trois juges à l’encontre tout d’abord des journalistes, accusés d’avoir orchestré, sous couvert du secret des sources, « un autodafé sur l’autel de la curiosité malsaine d’un public friand de voir trépasser ses puissants », ainsi que des juridictions internes, qui auraient procédé à un exercice seulement apparent de mise en balance et, enfin, à l’encontre de la Cour elle-même, dont le contrôle aurait « dégénér[é] en adjudication de l’appréciation de fait de la première instance par le biais d’une simple ratification formelle en cascade appuyée sur des formules superficielles entérinant l’œuvre des juridictions inférieures ». Proposant une version alternative de l’arrêt (concluant à la violation), elle insiste sur la notion de « devoirs et responsabilités » des médias lorsqu’ils risquent de porter atteinte à la réputation d’une personne citée nommément et invite notamment à reconsidérer le poids accordé dans la mise en balance à l’absence de précautions particulières prises par les journalistes pour ne pas porter une atteinte excessive à la vie privée.
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