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L’opposabilité au tiers victime d’un manquement contractuel des clauses limitatives de responsabilité

[ 1 octobre 2024 ] Imprimer

Droit de la responsabilité civile

L’opposabilité au tiers victime d’un manquement contractuel des clauses limitatives de responsabilité

Chaque mois, retrouvez le commentaire d’une décision de justice issue de l’actualité jurisprudentielle.

Ce mois-ci, Dalloz Actu Étudiant vous propose de commenter l’arrêt Com. 3 juill. 2024, n° 21-14.947.

Travail préparatoire

Rappel de méthodologie

Un commentaire d’arrêt est un exercice qui comprend deux temps : l’explication de l’arrêt et son appréciation.

En d’autres termes, il faut, en premier lieu, expliquer le sens de l’arrêt. Ce qui suppose d’abord de le lire très attentivement, pour bien le comprendre. Ensuite, et c’est un temps essentiel de votre commentaire, il vous faut identifier la question que l’arrêt à commenter a résolue. En outre, il vous faut détecter la ou les règles de droit qui fondent la décision qui vous est soumise. Enfin, il vous faut faire un exercice de mémoire (si vous composez votre commentaire dans le cadre d’un examen) ou de recherche (si vous composez librement votre commentaire), non seulement pour découvrir le thème général dans lequel s’inscrit l’arrêt à commenter, mais encore pour trouver des éléments bibliographiques qui vous permettront de mieux comprendre l’arrêt que vous devez commentez et donc de mieux l’expliquer.

En second lieu, après avoir expliqué le sens de l’arrêt et démontrer que vous l’avez compris, vous devez apprécier l’arrêt à commenter, donner une opinion sur la façon dont la Cour de cassation a tranché le litige et répondu à la question de droit, au fond, il vous faut juger les juges, vous prononcer sur la valeur de la décision, ce qui sera d’autant plus simple que vous pourrez la situer dans le temps, c’est-à-dire en déterminer la portée. Dans cette perspective d’appréciation de la valeur de l’arrêt, il vous faut exploiter des éléments bibliographiques qui vous permettront de recueillir les diverses opinions doctrinales qui se sont prononcées sur la question de droit réglée par la Cour de cassation, et de vous prononcer sur la pertinence des diverses thèses en présence à propos de la question de droit, celle que soutenaient les juges du fond, celle du demandeur au pourvoi et puis celle retenue par la Cour de cassation qui sera fatalement peu ou prou une des deux précédentes.

Analyse de l’arrêt

Analyser l’arrêt conduit à s’en tenir à le présenter en vue d’introduire votre commentaire. Voici la démarche à suivre :

– d’abord, il vous faut sélectionner les faits qui seront utiles dans la perspective de votre commentaire ;

– en outre, il convient de qualifier les faits, ce qui revient à les faire entrer dans une catégorie juridique donnée ;

– ensuite, il faut exposer les différentes étapes de la procédure, à savoir la décision des juges du fond, puis le moyen du pourvoi ;

– de plus, il vous faut énoncer la question de droit que l’arrêt a tranchée ;

– enfin, il convient d’exposer la solution que la Cour de cassation a finalement retenue.

Dans l’arrêt qu’il vous faut ici commenter, reprenons cette démarche :

■ Sélection des faits : : La société Aetna Group Spa a fait transporter plusieurs machines d’Italie en France. La société Aetna Group France a conclu un contrat de prestation de services avec la société Clamageant concernant la manutention et le déchargement de ces machines à l’issue de leur transport. L’une d’elle ayant été endommagée par l’un des employés du prestataire, la société Aetna Group Spa a obtenu indemnisation de son assureur. Ce dernier, se subrogeant dans les droits de son assurée, a assigné la société Clamageant en paiement de dommages et intérêts. Il s’est vu opposer le plafond d’indemnisation prévu dans le contrat initial.

■ Qualification des faits : Deux sociétés concluent un contrat portant sur la manutention et le déchargement de machines produites par l’une d’elles. Au déchargement de celles-ci, une des machines est endommagée en raison de sa manipulation par un préposé de la société chargée de l’opération. La société produisant lesdites machines se voit indemnisée par son assureur qui, désormais subrogé dans les droits de son assuré, décide d’assigner en responsabilité contractuelle la société employant le préposé qui était chargé de décharger les produits. La défenderesse avance une clause limitative de responsabilité issue des conditions générales du contrat conclu entre les deux sociétés.

■ Procédure : En cause d’appel fut décidé, en cours de délibéré, d’inviter les parties à présenter leurs observations sur la nature délictuelle et non contractuelle de l’action exercée par l’assureur. La cour décida, dans un arrêt rendu le 21 janvier 2021, de condamner la société de manutention à régler à l’assureur une certaine somme, sans tenir compte des clauses limitatives de responsabilité qu’elle jugea inapplicables en pareille situation.

■ Moyen du pourvoi : La société prestataire a formé un pourvoi en cassation, reprochant à la cour d’appel, d’une part, d’avoir substitué un fondement délictuel à l’action en responsabilité contractuelle et invoquant, d’autre part, l’opposabilité à l’assureur de la clause limitative de responsabilité stipulée dans les conditions générales du contrat le liant à sa cocontractante. Ainsi la société demanderesse estime-t-elle qu’en tout état de cause, les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants sont opposables au tiers invoquant l’inexécution de l’obligation contractuelle sur le fondement délictuel. 

■ Problème de droit : 1/ Le tiers peut-il engager la responsabilité civile du contractant fautif au regard du seul manquement contractuel ou doit-il établir, à son égard, une faute extracontractuelle distincte de ce manquement ?

2/ Le tiers peut-il se voir opposer les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité contenues dans le contrat ?

■ Solution : Si la chambre commerciale confirme le fondement délictuel de l’action en responsabilité engagée par l’assureur contre la société tierce et l’inutilité de rapporter la preuve d’une faute détachable du contrat, elle innove en jugeant pour la première fois qu’à l’effet de ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s'est engagé en considération de l'économie générale du contrat, et de ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, « le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants ».

I. L’identité des fautes délictuelle et contractuelle confirmée

A. L’apport de la jurisprudence Boot’Shop

● Ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 Boot’Shop : « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » ;

● Arrêt de principe ayant tranché un débat qui opposait la première chambre civile et la chambre commerciale de la Cour de cassation concernant la possibilité pour le tiers d’invoquer le contrat pour exercer une action en responsabilité de nature délictuelle.

● Identité des fautes contractuelle et délictuelle : inutilité pour le tiers de démontrer une faute détachable du contrat, soit une faute distincte du manquement contractuel. 

B. Le maintien de la jurisprudence Boot’Shop

● Critiques de la jurisprudence Boot’Shop : atteinte à la relativité de la faute contractuelle ; insécurité du débiteur susceptible d’engager sa responsabilité à l’égard d’une pluralité de créanciers potentiels ; tiers placé dans une situation préférable à celle du créancier en raison de l’inopposabilité au tiers du contenu du contrat, en particulier des clauses limitatives de responsabilité ;

● Résistance des juges, maintenant l’exigence d’une faute détachable du contrat : Civ. 3e, 22 oct. 2008, n° 07-15.692 ; Civ. 3e, 29 nov. 2018, n° 17-27.766 ; Civ. 1re, 15 déc. 2011, n° 10-17.691Civ. 1re, 28 sept. 2016, n° 15-17.033 ; Com. 18 janv. 2017, n° 14-18.832 ;

● Confirmation par l’AP de l’arrêt Boot’Shop : Ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963 : « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » ;

● Solution réitérée par l’arrêt commenté : le tiers reste autorisé à invoquer un manquement contractuel pour obtenir, même sur le terrain délictuel, l’indemnisation du préjudice qu’il subit en conséquence d’un tel manquement ; stabilité de cette lignée jurisprudentielle ; 

● Comp. droit prospectif : le projet de réforme de la responsabilité civile élaboré par la Chancellerie (mars 2017) prévoit de permettre aux « tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat » d’invoquer le manquement contractuel, « sur le fondement de la responsabilité contractuelle » (art. 1234). Tenue par les dispositions actuelles du Code civil, la Cour de cassation ne va cependant pas jusqu’à placer le tiers sur le terrain contractuel comme l’envisage le projet de réforme.

II. L’inopposabilité au tiers des clauses limitatives de responsabilité abandonnée

A. La nouvelle opposabilité au tiers du contenu du contrat

● Principale objection formulée à l’encontre de la jurisprudence Bootshop. levée : « le tiers à un contrat;(…) peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants » ;

● Emprunt de la solution envisagée par le projet de réforme de la responsabilité civile, qui prévoit pour le tiers que « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables » (art. 1234) ;

● Apport essentiel de cet arrêt de revirement : les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants s’appliqueront de la même façon aux tiers déçus qui invoqueront un manquement contractuel à leur profit. Cela vise, en particulier, les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité.

● Création d’une sorte de régime distributif où, même sur le fondement délictuel, la portée et la force des clauses limitatives de responsabilité viendraient s’appliquer ; entrecroisement inédit du contrat et du délit.

● Justification du revirement : équité et prévisibilité du contrat.

B. Portée de de la nouvelle opposabilité au tiers du contenu du contrat

● Large portée de cette solution concernant potentiellement tout tiers qui souhaiterait se prévaloir d’un contrat mal exécuté ou inexécuté : acheteur d’un bien immobilier victime d’un diagnostic technique erroné, maître d’ouvrage victime d’une mauvaise exécution du contrat de sous-traitance, locataire-gérant d’un fonds de commerce victime d’un défaut d’entretien des locaux de la part du bailleur, etc. ; autant de personnes susceptibles de subir un préjudice en raison de l’inexécution d’un contrat auquel ils ne sont pourtant pas parties ;

● Possibilité inchangée pour le tiers de fonder son action sur le terrain délictuel tout en invoquant le contrat mais désormais, pour la chambre commerciale, le tiers ne peut plus être traité plus favorablement qu’une partie au contrat. S’il invoque le contrat, il se verra opposer l’entier contrat et, en particulier, les clauses limitatives de responsabilité stipulées entre les parties au contrat. 

● En outre, l’arrêt n’évoque que les « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » (pt 13). La décision laisse plusieurs zones d’ombres sur ce que le tiers doit subir dans son action délictuelle ; en ce sens, d’autres clauses peuvent-elles être concernées ?

● Cette solution aura de nombreuses incidences en pratique et il reste à présent à voir si elle sera suivie par les autres chambres de la Cour de cassation. Prudence de mise, car cette décision certes majeure appelle néanmoins une confirmation dans des arrêts postérieurs d’autres chambres de la Cour de cassation ou, mieux encore, dans une décision d’assemblée plénière ou de chambre mixte. 

 


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