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Rupture abusive des pourparlers et préjudice réparable

[ 19 octobre 2012 ] Imprimer

Droit des obligations

Rupture abusive des pourparlers et préjudice réparable

Chaque mois, retrouvez le commentaire d’une décision de justice issue de l’actualité jurisprudentielle.

Ce mois-ci, Dalloz Actu Étudiant vous propose de commenter l’arrêt Com. 18 septembre 2012, pourvoi n°11-19.629, relatif à l’étendue du préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers.

Arrêt

« Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société Sagem défense sécurité (la société Sagem) a signé avec la société Paul Boyé technologies (la société Boyé) un contrat de sous-traitance portant sur un marché de définition d'une tenue de combat conclu avec la délégation générale de l'armement (la DGA) ; qu'au cours des années 2003 et 2004 la société Sagem et la société Boyé sont entrées en relations en vue de la sous-traitance du marché de réalisation de ces tenues ; que le 24 novembre 2004 la société Sagem, qui avait obtenu ce marché de la DGA, a informé la société Boyé de ce qu'elle n'était pas retenue pour sa sous-traitance ; que la société Boyé l'a assignée en réparation des préjudices en résultant ; 

Sur le premier moyen :

Attendu que ce moyen ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ; 

Mais sur le second moyen :

Vu l'article 1382 du code civil ; 

Attendu que pour condamner la société Sagem à payer à la société Boyé la somme de 10 000 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt retient que les fautes de la société Sagem ont fait perdre à la société Boyé une chance sérieuse d'être désignée en qualité de sous-traitant et que cette société ne peut solliciter que des dommages-intérêts du fait de la rupture injustifiée des pourparlers qui lui a fait perdre toute chance d'exécuter le contrat de réalisation en qualité de sous-traitant de la société Sagem ; 

Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'ayant retenu que la faute de la société Sagem consistait dans la rupture abusive de pourparlers au préjudice de la société Boyé, elle ne pouvait pas indemniser celle-ci de la perte d'une chance de réaliser les gains que permettait d'espérer la conclusion du contrat, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'elle a condamné la société Sagem défense sécurité à payer la société Paul Boyé technologies une somme de 10 000 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt rendu le 26 mai 2011, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée. »

Travail préparatoire

Rappel de méthodologie

Un commentaire d’arrêt est un exercice qui comprend deux temps : l’explication de l’arrêt et son appréciation.

En d’autres termes, il faut, en premier lieu, expliquer le sens de l’arrêt. Ce qui suppose d’abord de le lire très attentivement, pour bien le comprendre. Ensuite, et c’est un temps essentiel de votre commentaire, il vous faut identifier la question que l’arrêt à commenter a résolue. En outre, il vous faut détecter la ou les règles de droit qui fondent la décision qui vous est soumise. Enfin, il vous faut faire un exercice de mémoire (si vous composez votre commentaire dans le cadre d’un examen) ou de recherche (si vous composez librement votre commentaire), non seulement pour découvrir le thème général dans lequel s’inscrit l’arrêt à commenter, mais encore pour trouver des éléments bibliographiques qui vous permettront de mieux comprendre l’arrêt que vous devez commenter et donc de mieux l’expliquer.

En second lieu, après avoir expliqué le sens de l’arrêt et démontré que vous l’avez compris, vous devez apprécier l’arrêt à commenter, donner une opinion sur la façon dont la Cour de cassation a tranché le litige et répondu à la question de droit, au fond, il vous faut juger les juges, vous prononcer sur la valeur de la décision, ce qui sera d’autant plus simple que vous pourrez la situer dans le temps, c’est-à-dire en déterminer la portée. Dans cette perspective d’appréciation de la valeur de l’arrêt, il vous faut exploiter des éléments bibliographiques qui vous permettront de recueillir les diverses opinions doctrinales qui se sont prononcées sur la question de droit réglée par la Cour de cassation, et de vous prononcer sur la pertinence des diverses thèses en présence à propos de la question de droit, celle que soutenaient les juges du fond, celle du demandeur au pourvoi et puis celle retenue par la Cour de cassation qui sera fatalement peu ou prou une des deux précédentes.

Analyse de l’arrêt

Analyser l’arrêt conduit à s’en tenir à le présenter en vue d’introduire votre commentaire. Voici la démarche à suivre :

– d’abord, il vous faut sélectionner les faits qui seront utiles dans la perspective de votre commentaire ;

– en outre, il convient de qualifier les faits, ce qui revient à les faire entrer dans une catégorie juridique donnée ;

– ensuite, il faut exposer les différentes étapes de la procédure, à savoir la décision des juges du fond, puis le moyen du pourvoi ;

– de plus, il vous faut énoncer la question de droit que l’arrêt a tranchée ;

– enfin, il convient d’exposer la solution que la Cour de cassation a finalement retenue.

Dans l’arrêt qu’il vous faut ici commenter, reprenons cette démarche :

■ Sélection des faits : Deux sociétés sont entrées en relations en vue de la conclusion d’un contrat de sous-traitance. Après plusieurs mois de discussions, un des négociateurs a informé son partenaire qu’il ne l’avait pas retenu pour le contrat en question.

■ Qualification des faits : Un négociateur rompt une négociation contractuelle, après plusieurs mois de discussions.

■ Exposé de la procédure : Le négociateur, victime de la rupture de la négociation, exerce une action en réparation des divers préjudices qu’il a subis. L’auteur de la rupture est condamné à réparer le dommage consistant dans la perte d’une chance sérieuse de conclure et d’exécuter le contrat négocié subi par la victime de la rupture.

■ Énoncé de la question de droit : La perte d’une chance de conclure et d’exécuter le contrat négocié est-il un préjudice réparable ? 

■ Exposé de la décision : La Cour de cassation, au visa de l’article 1382 du Code civil, casse la décision des juges du fond, au motif que « la faute de la société S consistait dans la rupture abusive de pourparlers au préjudice de la société B, elle ne pouvait pas indemniser celle-ci de la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ».

L’élaboration du commentaire

L’analyse de l’arrêt est désormais effectuée. Reste à bâtir et nourrir le commentaire.

Il est de bonnes méthodes de rechercher alors dans quelle thématique générale s’inscrit l’arrêt à commenter, ce qu’une parfaite identification des questions de droit tranchée par l’arrêt vous permet aisément de découvrir. En l’occurrence, l’arrêt porte sur la question des conséquences préjudiciables de la rupture abusive d’une négociation contractuelle.

Dans la perspective de l’élaboration de votre commentaire, il convient que vous exploitiez  :

– d’abord, le Précis Dalloz de Droit des obligations de MM. Terré, Simler et Lequette, qui comporte des développements sur la négociation contractuelle ;

– ensuite, l’ouvrage Les grands arrêts de la jurisprudence civile de MM Terré et Lequette qui contient un commentaire d’arrêt rendu sur cette même question.

La structure du commentaire

Pour construire votre commentaire, en clair pour élaborer son plan, il convient d’expliquer l’arrêt et d’apprécier sa solution. Ce qui consiste à :

– en restituer clairement le sens ;

– à en déterminer la portée ;

– et à en discuter la valeur,

étant entendu que ces trois éléments sont ici d’égale importance.

Proposition de plan détaillé

Introduction

Avant l’analyse de l’arrêt proprement dite qui compose le cœur de l’introduction, il faut insister sur son contexte, à savoir la difficulté de déterminer les préjudices réparables en cas de rupture abusive d’une négociation contractuelle et sur les enjeux financiers d’une telle question, car le montant des dommages-intérêts dus à la suite d’une telle rupture peuvent être extrêmement importants, selon la liste des préjudices réparables.

Après quoi, vous pouvez intégrer l’analyse de l’arrêt proprement dite (v. supra).

Enfin, après avoir exposé la décision retenue par la Cour de cassation, vous devez annoncer le plan de votre commentaire.

■ ■ ■

I. Le préjudice irréparable

Dans cette première partie, il convient d’exposer, d’expliquer et d’apprécier la décision commentée.

A. Le débat doctrinal

Dans cette subdivision, il est envisageable d’évoquer les différentes opinions adoptées à propos de la question tranchée dans l’arrêt.

Certains auteurs affirmaient que la liste des préjudices réparables, en cas de rupture abusive d’une négociation précontractuelle, ne pouvait pas inclure le profit que le négociateur aurait pu retirer de la conclusion effective et de l’exécution du contrat négocié, car, d’une part, même menée de bonne foi, la négociation n’aurait pas nécessairement conduit à la formation du contrat négocié et, d’autre part, une solution contraire aurait conduit à donner indirectement effet à un contrat qui n’a pas été conclu.

D’autres auteurs soutenaient qu’il convenait de tenir compte, pour identifier le préjudice réparable, du degré d’avancement des pourparlers et que c’est donc en fonction des circonstances concrètes que le juge peut décider si la perspective de gain mérite d’être au moins partiellement prise en considération pour évaluer l’indemnité qui compense une perte de chance. Aussi, ces auteurs admettaient-ils le principe de la réparation du dommage consistant dans la perte d’une chance de tirer profit de la conclusion et de l’exécution du contrat négocié, lorsque la rupture de la négociation était intervenue à une époque où la conclusion du contrat négocié constituait une attente légitime pour chacun des négociateurs.

B. L’arbitrage de la Cour

Dans cette subdivision, on exposera et on expliquera la position finalement adoptée par la Cour de cassation.

En refusant de réparer le préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat, parce que la faute commise consistait dans la rupture abusive de pourparlers, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’inscrit dans une jurisprudence fermement établie désormais.

Le 26 novembre 2003, cette même chambre commerciale avait décidé que « les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ». Et quelques années plus tard, le 28 juin 2006, la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait affirmé qu’ « une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels n’est pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ».

Au fond, si la réparation du préjudice résidant dans la perte d’une chance de tirer profit de la conclusion et de l’exécution du contrat négocié est exclue, c’est parce que ce préjudice n’a pas été causé par la rupture abusive de la négociation. Il procède exclusivement de la rupture de la négociation, laquelle, en raison du principe de liberté précontractuelle qui domine cette phase du processus contractuel, ne constitue pas une faute. Autrement dit, ce préjudice n’est pas réparable, parce qu’il résulte de la seule rupture de la négociation. Peu importe que cette rupture ait été abusive ou non! C’est uniquement en raison de la rupture, et indépendamment du point de savoir si elle a été fautive, que le négociateur a perdu la chance en question. La faute dans la rupture n’a donc pas causé un tel préjudice que la victime aurait subi du seul fait de la rupture de la négociation. 

On peut maintenant se demander, à l’aune de la règle jurisprudentielle, quels sont les préjudices réparables à la suite d’une rupture abusive des pourparlers.

II. Les préjudices réparables

Dans cette subdivision, on répondra à la question de préjudices réparables de lege lata et de lege frenda.

A. De lege lata

Au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, seuls les préjudices qui procèdent d’une faute, d’une rupture abusive des pourparlers sont réparables, à condition qu’ils aient bien été causés par cette faute ; en revanche, les préjudices qui résultent de la seule rupture de la négociation sont irréparables, faute de faute causale imputable à son auteur.

Est réparé en droit positif, le préjudice consistant dans la perte subie par le négociateur déçu en raison des diverses dépenses inhérentes à la négociation rompue, par exemple les frais engendrés par l’intervention d’avocats, d’experts et de spécialistes, le transport et l’hébergement des négociateurs, la rédaction des accords précontractuels, ainsi que les études préalables. On admet qu’un tel préjudice est réparable, car l’abandon des pourparlers prive de cause ces dépenses et les rend donc, après coup, inutiles par la faute de celui qui les rompt.

Est aussi réparé, le préjudice représenté par la perte éprouvée en raison des frais, à la charge du négociateur victime, engendrés par la rupture de la négociation, à savoir les dépenses qu’il doit engager pour pallier l’échec de la négociation.

Est aussi probablement réparable, le préjudice résultant des atteintes à l’image ou à la réputation de la victime de la rupture. L’échec de la négociation peut, en effet, laisser à penser aux concurrents du négociateur qu’il est dû au manque de compétence, de fiabilité ou de performance de ce dernier.

Est aussi peut-être réparable, le préjudice consistant dans la perte de chance de conclure un contrat de même nature, que celui dont la négociation a été abusivement rompue, avec un tiers, si la victime de la rupture abusive démontre que si elle ne s’était pas engagée dans cette négociation avortée, elle aurait pu contracter avec un tiers et que cette chance a bien été perdue en raison de la rupture abusive. Tel sera le cas lorsque l’initiative ou la durée de la négociation auront constitué une manœuvre, de la part du négociateur qui la rompt, destinée à détourner son partenaire d’une autre négociation.

B. De lege ferenda

Dans tous les différents projets de réforme du droit français des contrats, la solution de la Cour de cassation a été reprise.

Ainsi, l’article 16 du projet de réforme de la Chancellerie dispose qu’en cas de rupture abusive d’une négociation contractuelle : « Les dommages et intérêts ne peuvent avoir pour objet de compenser la perte des bénéfices attendus du contrat non conclu ». Il en va de même dans l’Avant projet « Terré » qui précise qu’ « En aucun cas les dommages-intérêts ne peuvent compenser la perte des bénéfices attendus du contrat non conclu ».

Références

■ Y. Lequette, Fr. Terré, Ph. Simler, Droit civil. Les obligations, 10e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2009.

■ Y. LequetteFr. TerréH. CapitantLes grands arrêts de la jurisprudence civile, T2, 12e éd., Dalloz, 2008.

■ De lege ferenda

[Droit général]

« Littéralement : “ pour la loi à adopter . Se dit d’une analyse qui, après étude du droit positif, se réfère à la loi telle que l’on souhaiterait qu’elle fût. »

■ De lege lata

[Droit général]

« Littéralement : “ quant à la loi en vigueur ”. Se dit d’une analyse du droit positif, en considérant la loi telle qu’elle existe. »

Source : S. Guinchard, T. Debard, Lexique des termes juridiques 201320e éd., Dalloz, 2013.

 Article 1382 du Code civil

« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »

 Com. 26 nov. 2003, n°00-10.243 et n°00-10.949, D. 2004. 869 RTD civ. 2004. 80, obs. Mestre et FagesRDC 2004. 257, note Mazeaud.

 Civ. 3e, 28 juin 2006, n° 04-20.040, D. 2006. 2963, obs. Mazeaud RTD civ. 2006. 770, obs. Jourdain.

 


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