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Que reste-t-il du pacte républicain ?
Le pacte républicain est en souffrance dans un monde fragilisé entre libertés et sûretés. Quel est le rôle de la révolution numérique dans ce phénomène ? Emmanuel Netter, professeur à l’Université d’Avignon, qui place ses recherches en droit du numérique en libre accès veut bien nous éclairer sur ce thème.
Qu’est-ce que le pacte républicain ?
L’expression renvoie classiquement à un ensemble de valeurs fondatrices de notre société, supposées transcender les opinions politiques, religieuses ou philosophiques, traverser les communautés. Lorsque ces fondations s’effritent, l’ensemble de l’édifice social est en danger. L’affaire Samuel Paty l’a rappelé : le consensus national est en train de s’affaiblir s’agissant de questions essentielles. Les conceptions françaises de la laïcité et de la liberté d’expression convergent pour autoriser l’enseignement de la religion comme fait social. Envisagée sous cet angle, la croyance est alors présentée comme le résultat de processus historiques et culturels. Elle est une opinion comme une autre. À ce titre, elle peut être contestée, et même moquée. Ceux dont les croyances sont ainsi bousculées peuvent légitimement ressentir un certain malaise, qui est le prix à payer pour la confrontation libre des idées dans une société démocratique. Qu’ils réagissent par la violence verbale ou les menaces est en revanche très préoccupant. Que certains, même peu nombreux, en viennent à considérer qu’on peut prendre la vie d’un fonctionnaire d’État comme on abattrait un animal nuisible suscite l’horreur et la stupéfaction.
Quel est le rôle des réseaux sociaux dans la déstabilisation de celui-ci ?
Internet est l’outil de mise en relation le plus puissant jamais conçu par l’humanité. C’est l’ultime courtier. Via les moteurs de recherche généralistes et spécialisés, les forums et les réseaux sociaux, des rencontres peuvent se produire qui n’auraient jamais eu lieu hors ligne. Il est important de garder à l’esprit le nombre de contacts intellectuels, scientifiques, amicaux, amoureux, professionnels et commerciaux qui s’instaurent ainsi pour le plus grand bien. Mais les mêmes technologies, axiologiquement neutres, peuvent être utilisées pour abîmer la société. Dans le paradigme hors ligne, les points de vue extrémistes, haineux ou complotistes étaient dilués dans un environnement géographique et professionnel imposé. Quelle chance avez-vous, parmi vos collègues de bureaux, d’en trouver un nombre significatif qui pensent que les attentats contre Charlie Hebdo ont été orchestrés par le Gouvernement français ? Mais la formidable capacité à fédérer offerte par les réseaux numériques permet la rencontre de ces points de vue initialement marginaux, dans un café du commerce virtuel capable de pousser ses murs sans aucune limite.
Il suffit alors de laisser agir le biais de renforcement, qui pousse à s’exposer au maximum à des sources d’information qui confortent nos points de vue préexistants et à ignorer les autres. Quant aux tentatives de lutter contre la désinformation, elles se heurtent à la fameuse « loi de Brandolini », selon laquelle il faut bien plus d’énergie pour démonter un mensonge que pour le produire. Ces différents facteurs favorisent une fragmentation de la société en communautés radicales, qui peuvent se fédérer autour d’un fanatisme religieux, mais aussi de « vérités alternatives » desquelles toute rationalité scientifique est bannie. Dans ces conditions, il ne sera pas possible de continuer longtemps à « faire société » tous ensemble.
Existe-t-il des obligations individuelles en matière de protection des tiers sur les réseaux ?
Il me semble que les textes commandant de porter assistance à des personnes en danger (notamment l’art. 223-6 du C. pén.) ou de dénoncer des infractions pénales (comme l’art. 40 C. pr. pén.) s’appliquent de manière identique hors ligne et en ligne. De manière générale, si les règles applicables aux plateformes de réseaux sociaux sont en bonne partie nouvelles, celles qui gouvernent les comportements des utilisateurs relèvent pour l’essentiel du droit commun.
Quelles sont les obligations des réseaux sociaux en matière de contenus illicites ?
On ne peut attendre des réseaux sociaux qu’ils aient une connaissance exhaustive et avant diffusion de l’ensemble des publications, comme le referait le rédacteur en chef d’un journal. 500 millions de tweets sont postés chaque jour. En attendant qu’un statut spécifique soit conçu à leur intention, ces plateformes sont donc gouvernées par les règles applicables aux intermédiaires techniques. En substance, le réseau doit examiner un contenu dans deux cas : s’il en prend personnellement connaissance ou, plus fréquemment, s’il lui a été signalé. Dans ce cas, il doit le retirer « promptement » si et seulement si ce contenu est « manifestement illicite ». Ces obligations sont issues de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, qui visait initialement les contenus simplement « illicites ». C’est le Conseil constitutionnel qui a imposé, via une réserve d’interprétation, que l’illicite soit « manifeste » (n° 2004-496 DC du 10 juin 2004). La raison en est fondamentale : s’il existe un doute sur la licéité d’un contenu, il appartient à un magistrat d’effectuer la délicate pesée des libertés en cause, et non aux modérateurs de sociétés californiennes à but lucratif.
Le législateur français peine à intégrer cette donnée fondamentale. La proposition « Avia » exigeait que tous les signalements, quel que soit leur nombre, soient examinés dans les 24h. Les plateformes devaient les confronter à une très longue liste d’infractions, alors même, note le Conseil constitutionnel « alors même que les éléments constitutifs de certaines d'entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s'agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d'énonciation ou de diffusion des contenus en cause » (n° 2020-801 DC du 18 juin 2020). Un seul manquement à cette obligation exposait à une amende de 250 000 euros. La doctrine avait prévenu sans relâche qu’un tel texte pousserait les plateformes, dans le doute, à censurer des contenus dont l’illicéité était discutable, ce qui aurait été très dangereux. Sa censure est parfaitement justifiée. Il faut tout de même relever l’étrange paradoxe qui consiste à prétendre qu’on défend la liberté d’expression tel qu’elle était exercée par Samuel Paty tout en la livrant pieds et poings liés aux arbitrages privés de la Silicon Valley.
Quel pourrait-être le rôle de l’Union européenne pour réagir rapidement en termes de sanctions ?
La question ne peut en effet évoluer efficacement qu’à un niveau européen. D’abord pour des raisons juridiques : la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 fixe un cadre en la matière, même si celui-ci laisse aux États membres une marge d’initiative. Ensuite et surtout pour des questions politiques : pour faire contrepoids aux grands acteurs du numérique, il est vraisemblablement plus efficace de s’exprimer d’une seule voix à l’échelle européenne. C’est ce que l’on s’apprête à faire : le commissaire européen au numérique Thierry Breton présentera durant le mois de décembre son projet de Digital Services Act. Son contenu n’a pas encore été dévoilé à l’heure où je vous réponds. Quelques principes simples devraient guider la réflexion. On peut et on doit attendre des plateformes qu’elles retirent efficacement l’illicite « qui crève les yeux ». Si elles font preuve d’une mauvaise volonté patente – qui se mesure sur plusieurs cas et dans la durée, contrairement à ce que prévoyait la loi Avia – il est légitime de les sanctionner durement. S’agissant des contenus « gris », en revanche, ceux dont la licéité est douteuse, il me paraît fondamental de s’en remettre à une appréciation judiciaire. J’ai proposé sur mon blog une piste de réflexion sous la forme d’une équipe nationale de magistrats du siège réalisant du traitement « temps réel », sous la forme d’ordonnance sur requête, à partir de signalements « qualifiés » (issus non pas d’un utilisateur ordinaire, mais de policiers, de gendarmes, d’autorités administratives, voire d’associations reconnues d’utilité publique). S’agissant spécifiquement des contenus terroristes en ligne, une proposition de règlement européen COM/2018/640 prévoit qu’ils doivent être retirés en ligne en moins d’une heure, sur signalement par une autorité unique désignée par chaque État membre. Il est souhaitable ici encore que la décision revienne à des magistrats de l’ordre judiciaire.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Paradoxalement, les dernières heures de ce statut. Je venais d’apprendre que j’avais obtenu un financement pour entreprendre une thèse de doctorat. Même si la route était encore longue, il devenait envisageable d’être un jour enseignant-chercheur titulaire. Mes belles années d’étude prenaient fin, mais le nouveau chapitre qui s’ouvrait s’annonçait passionnant.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Je ne dispose pas d’un tel classement, alors j’en piocherai deux comme ils me viennent : Salvatore enfant dans Cinéma Paradiso de Giuseppe Tornatore et Chihiro, l’héroïne éponyme de Hayao Miyazaki.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
En hommage à notre collègue Samuel Paty : la liberté d’expression.
Pour en savoir plus… https://enetter.fr/mieux-reguler-les-reseaux-sociaux-apres-lassassinat-de-samuel-paty/
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