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À propos de nos droits sociaux
L’inscription de l’avortement dans la Constitution en cette année 2024 est l’occasion de s’interroger sur nos droits et libertés, et plus particulièrement sur nos droits sociaux. Carlos Miguel Herrera, professeur des universités, directeur du Centre de philosophie juridique et politique (CPJP) de l’Université Paris Cergy, notamment préfaceur de La déclaration des droits sociaux de Georges Gurvitch (Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2009), nous fait le grand plaisir de répondre à quelques questions et interrogations sur ce thème.
Comment s’inscrivent les droits sociaux dans la Constitution française ?
En comparaison à d’autres constitutions de la période post 1945, la Constitution française ne présente pas un catalogue systématique des droits sociaux. Du coup, ils apparaissent avant tout par le biais de ces principes « particulièrement nécessaires à notre temps », que la Constitution de 1946 avait réuni dans un Préambule, dont la normativité a suivi parfois des voies tortueuses. L’inscription constitutionnelle obéit avant tout à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il y a toutefois un grand oublié dans cette jurisprudence : le principe de la République sociale qui est appelé à permettre une reconstruction plus systématique de cet édifice constitutionnelle parfois un peu branlant qu’est le système français en matière des droits sociaux.
Comment sont-ils rendus effectifs par les juges ?
Il faudrait ne pas se cantonner à un seul système juridique national (et encore moins au nôtre, qui a une culture judiciaire réduite) pour apercevoir toute la palette. Et, en même temps, ne pas réduire l’efficacité à la justiciabilité, qui est l’une des formes, certes centrale sous le constitutionnalisme d’État de droit, de rendre effectifs les droits sociaux. L’effectivité par le juge est avant tout négative. En ce sens, il y a de modes qui ne sont pas différents à d’autres droits du point de vue procédural, comme les interdictions ou la non-discrimination. Mais les juges peuvent aussi lier le but poursuivi et les moyens mis en place pour tester la rationalité de l’intervention du législateur, ou du moins sanctionner l’omission du développement des normes constitutionnelles. Ils peuvent plus rarement « créer » des droits qui n’existent pas dans le texte de manière explicite, mais cela concerne certaines conjonctures particulières. Et, bien entendu, le juge peut aussi, imposer à l’État des actions concrètes (la plupart du temps, dans des situations subjectives). En général, la justiciabilité se déploie dans une logique de garantie, donc défensive. L’autre dimension des droits sociaux — l’émancipation — n’opère pas par ce biais, en dépit de l’espoir que certaines constitutions des années 1990 avaient pu éveiller. D’où la difficulté à concevoir un constitutionnalisme transformateur à partir du juge.
Est-ce que les « droits sociétaux » existent en droit ?
« Droits sociétaux » est pour l’instant une catégorie doctrinale pour subsumer un ensemble des droits qui existent déjà sous une forme plus éclatée. On pourrait dire que leur spécificité passe par reconnaître l’individuel dans son inscription dans la société, tandis que les droits sociaux étaient perçus comme des droits reconnus à partir des catégories sociales en tant que tels (les pauvres, les travailleurs, les malades, les femmes, etc.). Les droits liés à ce qu’on appelle de plus en plus la reconnaissance des identités s’inscrivent dans cette logique. Il faut, en ce sens, éviter d’opposer les droits sociétaux et les droits sociaux, et tout particulièrement d’absorber ceux-ci dans la première catégorie : si leurs points de départs respectifs sont différents, ils sont dans une logique convergente, parfois comme deux facettes (le cas du droit à l’avortement en est l’exemple). Le problème est que la société est conçue de plus sous un prisme individuel, ce qui déteint sur les droits sociaux…
Qu’est-ce qui détermine l’inscription de nouveaux droits au plus haut de la hiérarchie des normes ?
Comme toute hiérarchie des normes, ce sont les juges qui déterminent la place de ces nouveaux droits. Il est à imaginer que ces décisions accompagnent des évolutions sociales. Mais justement, comment distinguer les évolutions de fond des changements conjoncturels ? Le juge doit opérer à la fois comme un rempart contre les violations des droits (en matière des droits sociaux, c’est notamment à travers le principe de non-régression qu’il agit) et comme un vecteur des évolutions présentes dans la société. Toutefois, dans cette seconde dimension du moins, il est essentiel que des instances de « dialogue », comme l’affirme une certaine tradition du constitutionnalisme, s’ouvrent aux autres pouvoirs, et aux citoyens. Les droits sont trop importants pour les laisser dans les mains des seuls juges…
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Si l’on se réfère aux études proprement dites et non pas à la période (j’ai d’autres souvenirs plus forts liés à l’amitié, à l’amour, à l’engagement), c’est la découverte de la théorie kelsénienne, dans la première année de faculté, il y a 40 ans presque jour par jour. Je me vois, en rentrant à la maison, reprendre l’édition de la Théorie pure du droit qui se trouvait dans la bibliothèque familiale (ma mère était juriste) et passer tout l’après-midi à la lire.
Plus tard, les meilleurs souvenirs sont liés aux maîtres que j’ai pu rencontrer (mais je devrais peut-être dire que j’ai « choisi »). Ce rapport n’était pas lié uniquement à leur savoir ou leur trajectoire mais également à leur manière d’être dans le monde, à leur éthique donc. De l’admiration à l’émulation il n’y avait qu’un pas. Chance inouïe : ils sont devenus mes amis. Mieux encore : je continue à travailler avec certains d’entre eux encore aujourd’hui !
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Difficile de me tenir à un seul, car je ne voudrais surtout pas oublier l’enfant qui était déjà un lecteur vorace. Il avait deux héros : Ulysse, celui de l’Illiade plutôt que de l’Odyssée, et Yañez, le compagnon de Sandokan dans le roman d’Emilio Salgari – jeune homme devant trouver un pseudonyme pour publier dans une revue gauchiste, j’avais choisi ce nom de famille. Aujourd’hui je m’explique mieux pourquoi j’admirais ces deux personnages, qui n’étaient pas véritablement au centre de l’intrigue : l’intelligence rendait leur courage plus profond… Or, s’il faudrait citer un seul, ce serait le prince Mychkine de Dostoïevski. Mais oublierai-je Adolphe ? Et Cyrano ? Difficile, j’ai dit ? Impossible !
Le choix de la héroïne m’a rendu songeur : toutes celles qui me viennent à l’esprit ont été créées par des hommes ! La Molly Bloom de Joyce et l’Emma Zunz de Borges feraient sans doute partie de la liste, mais aussi l'Agathe de Musil (ou l’Isis de son magnifique poème, ce qui revient à peu près au même).
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Pour aller vite, mais seulement pour aller vite, je dirai le droit à la vie, car c’est celui qui nous permet de voir le mieux à quel point les droits humains sont indivisibles et interdépendants. Dès le xixe siècle, il avait permis de construire des droits sociaux comme le droit au travail (le droit de vivre productivement comme le définissait Louis Blanc). C’est encore à travers le droit à la vie que des systèmes juridiques initialement restrictifs en matière des droits sociaux ont pu leur donner finalement une portée fondamentale. Il n’opère pas uniquement sur une logique défensive : lisez Jaurès…
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