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[ 1 février 2024 ] Imprimer

À propos des étrangers en France

Tant de choses à dire sur la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration adoptée par le Parlement le 19 décembre dernier : sa procédure d’adoption inédite justement, le large spectre des dispositions qu’elle modifie, la décision du Conseil constitutionnel sur sa constitutionnalité et le débat politique et sociétal suscité. Danièle Lochak est professeure émérite de droit public à l'Université Paris-Nanterre et militante associative de la défense des droits de l'homme. Elle a été en particulier présidente du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré·es). Elle a très gentiment accepté de nous apporter son éclairage juridique de nouveau (v. le focus de 2018 sur le délit de solidarité).

Comment situer la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 2024 dans la lignée de sa jurisprudence concernant les étrangers ?

Elle se situe tout à fait dans le prolongement de sa jurisprudence habituelle : à savoir une très grande réserve dans l’exercice de son contrôle sur les textes relatifs à l’immigration, alors même qu’ils apportent de graves restrictions aux droits et libertés des personnes étrangères. Le nombre de dispositions invalidées — plus d’une trentaine d’articles sur un projet qui en contenait 86 — ne doit pas faire illusion. La quasi-totalité des invalidations prononcées l’ont été pour des raisons de procédure : les fameux « cavaliers législatifs », sur la base d’une interprétation particulièrement large des dispositions ne présentant pas de lien, même indirect, avec le projet de loi initial. Quand les griefs portaient à la fois sur des motifs de procédure et de fond, le Conseil a fait le choix systématique de ne retenir que les premiers. Invalider une disposition pour des raisons procédurales est politiquement très confortable pour le Conseil constitutionnel, tout en donnant l’impression — trompeuse — qu’il a effectivement exercé sa fonction de contrôle, si on en reste à une évaluation strictement comptable. Deux dispositions seulement ont été invalidées pour des raisons de fond, une troisième pour empiétement sur les prérogatives respectives du Parlement et du gouvernement. Le projet initial du ministre de l’Intérieur ressort quasiment intact à l’issue du contrôle de constitutionnalité. Plusieurs dispositions — et non des moindres — n’ont pas été contrôlées : elles n’étaient pas visées par les saisines parlementaires et le Conseil constitutionnel, pourtant alerté sur leur potentielle inconstitutionnalité par les très nombreuses « contributions extérieures » déposées par des universitaires et des associations, n’a pas jugé utile de les examiner d’office comme il en a le pouvoir ; d’autres — notamment celles qui entendent faciliter l’éloignement sous toutes ses formes — ont fait l’objet d’une validation expresse.

Quel sera l’impact des dispositions de la loi désormais entrée en vigueur sur le droit au séjour ?

La loi fragilise fortement le droit au séjour. Ainsi, sous prétexte de « mieux intégrer par la langue », elle relève le niveau exigé de connaissance du français pour l’accès à une carte de résident ou à une carte pluriannuelle, ce niveau devant être attesté par la réussite à un examen (art. 20). Comme elle interdit parallèlement de renouveler plus de trois fois une carte de séjour temporaire portant une mention identique (art. 21), on est en droit de se demander ce qu’il adviendra de ceux et celles qui n’auront pas réussi à passer le cap de l’obtention de la carte pluriannuelle.

Désormais, pour toute demande de titre de séjour il faudra souscrire un « contrat d’engagement au respect des principes de la République » par lequel le signataire s’engage notamment « à respecter […] l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République […] et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers ». Le titre de séjour ne sera pas renouvelé ou pourra être retiré si l’administration estime que ces obligations — dont la formulation est à la fois très large et bien floue — n’ont pas été respectées (art. 46). Contrairement aux articles précédents qui n’ont pas été contrôlés, cet article a été explicitement validé par le Conseil constitutionnel.

Enfin — mais l’énumération est loin d’être exhaustive — la délivrance ou le renouvellement d’une carte de séjour peuvent aussi être refusés, ou le titre de séjour retiré, en cas de « menace grave pour l’ordre public » ou si l’étranger a commis des faits l’exposant à une condamnation pour l’une des très nombreuses infractions énumérées et d’une gravité très inégale : autrement dit, alors même qu’il n’aurait pas été condamné pour ces faits, ni même poursuivi, ce qui ouvre grand la porte à l’arbitraire de l’administration (art. 7).

Qu’en est-il des dispositions sur l’éloignement qui figuraient dans le projet initial du ministre de l'Intérieur ?

« Être méchant avec les méchants », avait annoncé le ministre de l’Intérieur pour présenter l’objectif de son projet de loi. Ce qui impliquait à ses yeux de faciliter l’éloignement sous toutes ses formes : l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui sanctionne le séjour irrégulier (art. 37), l’expulsion pour motif d’ordre public, l’interdiction du territoire français (ITF), peine complémentaire prononcée par le juge pénal (art. 35). Concrètement, les protections jusque-là accordées aux personnes ayant des liens personnels ou familiaux étroits avec la France ne joueront plus dès lors qu’elles ont été condamnées pour des violences intrafamiliales ou pour une infraction pour laquelle la peine encourue est de cinq ans d’emprisonnement, pour les catégories les mieux protégées, de trois ans pour les autres : autrement dit, quelle que soit la sanction réellement prononcée par le juge, fût-ce une simple amende ou une peine d’emprisonnement avec sursis. Or les délits pour lesquels la condamnation encourue est de trois ans sont innombrables et d’une gravité très relative. On y trouve par exemple le vol simple, le délit de fuite, les violences légères, le travail illégal… 

Le Conseil constitutionnel a expressément validé l’ensemble de ces dispositions, estimant que le législateur avait assuré « une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée » entre l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et les droits au respect de la vie privée et de mener une vie familiale normale. De même il a admis que « la violation délibérée et d’une particulière gravité des principes de la République » — dont le caractère flou ouvre ici encore la porte à l’arbitraire — pouvait être constitutive d’un « comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État » justifiant la suppression des protections normalement prévues en matière d’expulsion. 

Les dispositions concernant l’asile ont été validées. Quel en sera l’impact ?

La loi porte de nouveaux coups au droit d’asile, que ce soit au stade de l’accueil des demandeurs, du traitement des demandes ou des recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Elle multiplie les cas dans lesquelles pourront être refusées ou retirées les « conditions matérielles d’accueil » (CMA), qui incluent un hébergement et une (maigre) allocation financière (art. 66). Elle élargit les hypothèses dans lesquelles il est possible d’assigner à résidence ou de placer en rétention les demandeurs d’asile (art. 41). Elle prévoit que le rejet de la demande sera automatiquement accompagné d’une OQTF (art. 64), alors même que le renvoi d’un demandeur d’asile, même débouté, vers son pays d’origine ou un pays tiers est souvent impossible en pratique.

Mais la disposition « phare », la plus contestable à beaucoup d’égards, et pourtant validée par le Conseil constitutionnel, consiste, au nom de l’objectif d’accélération des procédures, à systématiser le jugement par juge unique devant la CNDA (art. 70). Cette pratique est certes de plus en plus courante devant la CNDA et les juridictions administratives en général, mais elle devient désormais le principe, et la collégialité l’exception. Ce dispositif est ici d’autant plus contestable qu’il revient à exclure de la formation de jugement les juges assesseurs — dont les représentants du HCR, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés — et qu’on est dans un domaine où, en raison du poids de l’intime conviction, seule la confrontation des points de vue donne une chance de rendre une justice équitable. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Mai 1968, qui a coïncidé avec un moment spécial de mon itinéraire universitaire : je venais de terminer ce qu’on appelle aujourd’hui le master, j’allais être nommée assistante et commencer ma thèse à la rentrée suivante. « Université critique » : tel était, à la Faculté de droit de Paris, le mot d’ordre qui guidait les réflexions du Comité de grève et des différentes commissions chargées de réfléchir aux réformes nécessaires. Il impliquait entre autres l’autonomie des universités, la cogestion, la reconnaissance des libertés politiques et syndicales. Si toutes les revendications de l’époque n’ont pas été mises en œuvre, s’il y a eu des reculs, certains acquis n’ont pas été remis en cause et ont transformé en profondeur le visage des universités. Je citerai entre autres la présence des étudiants dans les conseils, la reconnaissance de la liberté d’expression politique, et surtout la fin du pouvoir mandarinal pur et dur.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

J’ai une empathie particulière pour les personnages des romans de Erich Maria Remarque, tous victimes d’une façon ou d’une autre de la folie guerrière ou totalitaire : À l’ouest rien de nouveau, le plus connu, mais aussi Après ou Les camarades qui décrivent le désarroi d’une génération sacrifiée, dans l’Allemagne vaincue ; et puis Les exilés, Arc de Triomphe, La nuit de Lisbonne, qui dépeignent le sort des réfugiés contraints de quitter l’Allemagne nazie et qu’aucun pays ne veut accueillir. Difficile de ne pas faire le parallèle avec la façon dont les pays européens ferment aujourd’hui leurs portes aux migrants, réfugiés afghans ou syriens inclus.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Dans le contexte actuel, où la folie sécuritaire, aboutit, jusque dans les pays où la démocratie est le mieux installée, à réduire comme peau de chagrin les libertés individuelles et collectives et à désigner des boucs émissaires, je nommerais bien la désobéissance civile. Même si elle n’est nulle part consacrée comme un droit de l’homme à part entière, désobéir permet de réveiller la conscience endormie des citoyens et de déranger un consensus qui n’est pas une garantie infaillible contre les erreurs et les égarements.

 

Auteur :MBC


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