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Condamnation d’un État pour son inaction climatique
L’État suisse a été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme ce 9 avril 2024 pour son manque d’action contre les changements climatiques. Julien Bétaille, maître de conférences à l’Université Toulouse Capitole (IEJUC), membre de l’Institut universitaire de France, co-auteur du Précis de Droit de l’environnement, met en perspective cette condamnation.
Sur quels fondements la Cour a pris sa décision ?
La Cour a condamné la Suisse sur le fondement de l’article 8 de la Convention, c’est-à-dire le droit au respect de la vie privée et familiale (CEDH 9 avril 2024, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, req. n° 53600/20). À première vue, cela peut paraître surprenant mais la Cour interprète cet article comme offrant une protection contre les effets des changements climatiques. C’est le fruit d’une interprétation évolutive de la convention de 1950, tout à fait classique pour la Cour. Elle considère au fond que compte tenu de ses conséquences sur les activités humaines, le changement climatique est susceptible d’être considéré comme une atteinte aux droits de l’homme.
Cette décision peut-elle être qualifiée d’historique ?
Je ne pense pas. Elle fait du bruit sur le plan médiatique, et c’est bien normal compte tenu de l’angoisse collective face aux changements climatiques. Pour autant, juridiquement, elle n’a à mon sens rien d’historique. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme considère depuis longtemps qu’une atteinte à l’environnement peut l’amener à constater une violation de l’article 8 de la Convention, voire même du droit à la vie (voir par exemple CEDH 18 juin 2002, Oneryildiz c. Turquie, req. n° 48939/99 ; REDE 2003, p. 69, note Jean-Pierre Marguénaud). Dans la décision Lopez Ostra du 9 décembre 1994, elle affirmait déjà que « des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale » (CEDH 9 décembre 1994, Lopez Ostra c. Espagne ; JDI 1995, p. 798, obs. Paul Tavernier, § 51).
La Cour fait quand même peser des obligations positives « climatiques » sur les États, ce n’est pas rien ?
Je me souviens, lorsque j’étais en doctorat à l’Université de Limoges, du professeur Jean-Pierre Marguénaud qui frappait à toutes les portes pour nous présenter le fameux arrêt Tatar c. Roumanie (CEDH 27 janvier 2009, Tatar c. Roumanie ; Revue juridique de l’environnement 2010, p. 62, note Jean-Pierre Marguénaud). La décision Tatar est une illustration particulièrement frappante de l’application de la théorie des obligations positives en matière d’environnement : « l’obligation positive de prendre toutes les mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8 implique, avant tout, pour les États, le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace des dommages à l’environnement et à la santé humaine ». Tout y était déjà, et à l’époque ce n’était déjà pas très surprenant ! Sauf quelques nuances, la Cour ne dit pas autre chose dans l’affaire KlimaSeniorinnen de 2024 (voir l’excellente analyse d’Estelle Brosset, « Les premiers arrêts “ climat ” : une climatisation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ? », 26 avril 2024, Club des juristes).
À moins de considérer que la question climatique n’a rien à voir avec l’environnement, ce qui serait évidemment faux, il faut bien admettre que le raisonnement de la Cour sur le terrain de l’article 8 n’a pas grand-chose de nouveau : celui-ci couvre les atteintes à l’environnement et fait peser des obligations positives sur les États. Il est donc tout à fait logique que, de la même manière qu’elle a considéré qu’une atteinte à l’environnement puisse porter atteinte aux droits de l’homme, la Cour reconnaisse que les changements climatiques leur portent également atteinte. Cela fait bien longtemps que c’est une évidence : on ne compte plus les rapports de l’ONU sur ce sujet, notamment du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (voir John H. Knox, Report of the Special Rapporteur on the Issue of Human Rights Obligations Relating to the Enjoyment of a Safe, Clean, Healthy and Sustainable Environment : Climate Change Report, February 1, 2016, United Nations Human Rights Council, A/HRC/31/52).
Comment expliquez-vous alors les réactions que cette décision a suscitées ?
Je crois qu’une partie de la doctrine juridique a développé, notamment dans le domaine du contentieux climatique, une tendance à surréagir à l’actualité et à voir de grandes avancées jurisprudentielles là où il n’y en a guère (voir Julien Bétaille, « Climate litigation in France, a reflection of trends in environmental litigation », Environmental Law Network International Review, Vol. 22, 2022, p. 63-71).
Il n’est donc pas surprenant que les superlatifs soient de sortie. Je me limiterai à une seule illustration, un article publié dans Nature (ce n’est pas rien) sous le titre European ruling on climate and rights is a game changer (voir Charlotte E. Blattner, « European ruling on climate and rights is a game changer », Nature, vol. 628, 25 avril 2024, p. 691). On aimerait bien croire à cette bonne nouvelle quand on voit le chemin qui reste à parcourir pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre…
Il me semble que ce type de positionnement témoigne d’un manque de distance par rapport à l’objet examiné. Qu’une ONG impliquée dans l’affaire, voire la Cour elle-même, nécessairement soucieuse de son image, puisse tenter de nous convaincre du caractère révolutionnaire de cette décision, on peut s’y attendre. Néanmoins, il me semble qu’une des qualités essentielles d’un travail universitaire est justement de faire preuve d’un minimum de distance. C’est la condition d’une connaissance critique, c’est-à-dire d’une connaissance véritable.
Il y a probablement, au fond, une confusion des registres. Ce n’est pas parce qu’une décision de justice nous fait plaisir qu’elle est nécessairement « historique ». En tant que citoyen, je suis très heureux de la décision prise par la Cour, mais en tant que juriste universitaire, je n’y vois rien de vraiment nouveau ou surprenant. Il est indispensable de faire cet effort de distinction des points de vue (voir Véronique Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, 3e éd., Méthodes du droit, Dalloz, 2022, n° 459 s).
Vous travaillez sur une approche « empirique » du droit de l’environnement dans le cadre de l’Institut universitaire de France, vous pouvez nous expliquer ce dont il s’agit ?
Cette approche propose en quelque sorte de passer de l’opinion à la connaissance, du moins sur le papier. Pour faire simple, il s’agit d’appliquer les méthodes des sciences sociales, qui ne sont d’ailleurs pas si éloignées de celles des sciences naturelles, à l’objet juridique. Ce n’est pas nouveau, il suffit de songer aux illustres Geny, Saleilles, Duguit ou Hauriou qui, en leur temps, ont eu l’ambition d’appliquer au droit des méthodes expérimentales, bien avant le mouvement des Empirical Legal Studies qui a récemment pris forme aux États-Unis (voir Matthieu Gaye-Palettes, Droit et empirisme. Réflexion sur les apports des discours empiristes à la recherche juridique, thèse, droit, Toulouse, 2023). Néanmoins, avec le développement de l’open data, des méthodes statistiques et de l’intelligence artificielle, il y a largement de quoi revisiter le recours aux méthodes expérimentales, bien au-delà des traditionnelles approches de sociologie du droit qui, en France, sont restées essentiellement qualitatives. Il ne faut pas non plus être naïf, ces méthodes ont leurs limites, mais elles peuvent aussi apporter beaucoup aux juristes en renouvelant leur manière d’aborder l’objet juridique (voir Thomas Perroud, « Assiste-t-on à un renouvellement des méthodes de la recherche en droit public ? », Dalloz Actu 16 mai 2024).
Par exemple, à propos de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière d’environnement, j’évoquais tout à l’heure la décision Lopez Ostra. Celle-ci a été référencée par la doctrine comme étant emblématique de l’évolution de la jurisprudence de la Cour. Dans un article récent, Stefan Theil a montré qu’en dépit des apparences, les principaux éléments du raisonnement de la Cour dans l’affaire Lopez Ostra étaient déjà présents dans plusieurs décisions concernant les nuisances aéroportuaires rendues une décennie plus tôt (voir Stefan Theil, « Excavating Landmarks — Empirical Contributions to Doctrinal Analysis », Journal of Environmental Law, Vol. 32, Issue 2, July 2020, pp. 221–252). Un tel résultat, qui permet de faire progresser la connaissance du droit de l’environnement, n’a pu être obtenu par l’auteur que parce qu’il a retenu une démarche véritablement empirique en analysant de manière exhaustive toutes les décisions rendues par la Cour en matière d’environnement.
Tel que l’illustre cet article, l’approche empirique n’a pas vocation à remettre en cause le travail doctrinal, mais plutôt à en vérifier les hypothèses à l’épreuve des faits (juridiques). Il reste qu’à l’heure où l’intelligence artificielle autorise l’analyse du contenu de grands jeux de données juridiques textuelles, il vaut mieux faire preuve de prudence avant d’affirmer le caractère historique d’une décision de justice. L’activité doctrinale ne peut pas y rester indifférente (voir Camille Bordère, La justice algorithmique. Analyse comparée France/Québec d’un phénomène doctrinal, thèse, droit, Bordeaux, 2023, n° 691 s).
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
J’ai déjà évoqué le professeur Jean-Pierre Marguénaud. Mon meilleur souvenir ramène également à Limoges et à l’équipe du CRIDEAU (Centre de Recherche Interdisciplinaire en Droit de l’Environnement de l’Aménagement et de l’Urbanisme). J’ai eu la chance d’apprendre auprès d’une équipe pédagogique passionnée, interdisciplinaire et tournée vers l’international, notamment les professeurs Gérard Monédiaire, Jessica Makowiak, Michel Prieur, Jean-Marc Lavieille, Jean-Jacques Gouguet et Bernard Drobenko.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Rob Bilott, avocat emblématique du film Dark Waters (2019) joué par Mark Ruffalo. C’est l’histoire vraie d’un avocat d’affaires qui met en péril ses vies personnelle et professionnelle pour défendre les victimes d’une pollution chimique de grande ampleur. Tout juriste de l’environnement doit voir ce film.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Le droit à l’environnement bien sûr. Mais au fond, peu importe que l’environnement soit reconnu comme un droit de l’homme. On le voit bien dans le raisonnement de la Cour européenne. Derrière un droit se cache toujours une obligation. Ce qui compte vraiment, derrière les qualifications juridiques, c’est la substance des obligations imposées en faveur de l’environnement, et bien évidemment leur effectivité (voir Julien Bétaille, Les conditions juridiques de l'effectivité de la norme en droit public interne : illustrations en droit de l'urbanisme et en droit de l'environnement, thèse, droit, Limoges, 2012).
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