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Denys de Béchillon
La question de la conformité d’une loi en vigueur aux droits et libertés constitutionnellement garantis pourra désormais être posée au Conseil constitutionnel dans le cadre d’un contentieux judiciaire ou administratif. La loi organique relative à l’application du nouvel article 61-1 de la Constitution qui fixe les modalités de cet important dispositif juridictionnel est actuellement en cours de discussion devant l’Assemblée nationale. Défenseur de l’exception d’inconstitutionnalité au sein du Comité Balladur à l’origine de cette révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, Denys de Béchillon, professeur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, expose son point de vue sur sa mise en place en répondant à notre questionnaire d’actualité.
En quoi la question de constitutionnalité est-elle différente de l’exception d’inconstitutionnalité que vous appeliez de vos vœux en 2007 (v. « Plaidoyer pour l’attribution aux juges ordinaires du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois et la transformation du Conseil constitutionnel en Cour suprême », in Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Dalloz, 2007, p. 109) ?
J’avais plaidé, dans cet article, pour que l’on confie à l’ensemble des juges le soin de vérifier la constitutionnalité des lois qu’ils appliquent. Cela revenait, en gros, à transposer en France le modèle de ce qui se passe aux États-Unis. Mon argument reposait sur l’idée que cela permettrait de prolonger et de rationaliser la situation objective de la loi. Puisque tous les juges contrôlent sa conventionnalité internationale depuis longtemps, et que ce contrôle de conventionnalité équivaut matériellement à un contrôle de constitutionnalité dans un bon nombre de cas, le saut objectif à franchir était moins immense que l’idée que l’on s’en fait. L’option prise par le Comité Balladur, puis par le constituant, n’a pas été celle de ce contrôle « diffus », à l’américaine, mais celle, plus continentale, d’un contrôle de constitutionnalité concentré entre les mains du seul Conseil constitutionnel, lequel ne peut être saisi que par la Cour de cassation et le Conseil d’État, à qui l’on confie le soin de « filtrer » les questions d’inconstitutionnalité posées par les juges du fond. La vérité est que les deux modèles se défendent tous les deux très bien, avec de très bons arguments de part et d’autre, et qu’ils présentent respectivement leurs inconvénients et leurs avantages — d’ailleurs symétriques. Mais l’essentiel tient au résultat : il fallait que l’on offre aux citoyens français une possibilité crédible et efficace de mettre en cause la constitutionnalité de la loi. C’est chose faite et bien faite. Tout est pour le mieux.
Quelles sont les conséquences de la nouvelle procédure pour le justiciable ? En termes de délais ? En termes de solution du litige ? Mais également en termes de respect de ses droits ?
Lorsqu’une question d’inconstitutionnalité de la loi se trouve soulevée, elle doit être traitée en priorité — pour autant, peut-on penser, que la requête de base soit elle-même recevable et portée devant un juge compétent pour en connaître. La mission du juge du fond est alors de débattre des mérites apparents de la revendication du plaignant sur ce terrain. Un débat constitutionnel doit s’engager. Il sera bref et relativement peu dégrossi, mais il importe qu’il soit consciencieux et propre à trancher un problème somme toute délicat : le doute sur la validité de la loi est-il légitime ? Si la réponse apportée est négative, le procès reprendra son cours normal — étant observé que le jugement rendu sera évidemment susceptible de se voir frappé d’appel ou de pourvoi, y compris sur le point de savoir s’il aurait fallu admettre cette discussion sur la constitutionnalité de la loi. Si la réponse apportée est au contraire positive — c’est-à-dire qu’il existe un doute raisonnable sur le respect par la loi des droits garantis par la Constitution —, la question d’inconstitutionnalité sera transmise, selon les cas, au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, qui vont, dans les trois mois, examiner ses mérites de manière approfondie. Il s’agira, là, de déterminer si le doute est suffisamment sérieux pour justifier la saisine du Conseil constitutionnel. Si oui, ce dernier disposera à son tour de trois mois pour trancher définitivement le problème. Sinon, la décision du juge du filtre de ne pas lui transmettre le dossier mettra fin à la tentative du requérant.
Une des particularités remarquables du mécanisme prévu par l’article 61-1 réside en ceci que, si le Conseil constitutionnel censure une disposition de la loi à l’issue de ce processus, l’effet de sa sentence sera d’abroger la disposition en cause, et pas seulement d’autoriser le juge du fond à ne pas l’appliquer. Elle disparaîtra, pour l’avenir, de l’ordonnancement juridique, et vaudra donc pour tous. Nous retrouvons un élément de l’esprit du contrôle de constitutionnalité de la loi a priori, tel que porté par la conception française de l’égalité des citoyens : la loi doit être, pour chacun d’eux, applicable et obligatoire, ou ne l’être pas.
Tout cela, comme vous le voyez, ne va compliquer et ralentir le cours ordinaire de la justice que dans une mesure limitée. Un point d’équilibre est atteint, qui prémunit contre les plus gros risques de manœuvres dilatoires tout en garantissant la réalité et l’effectivité du débat constitutionnel. Si tous les acteurs jouent normalement le jeu — ce dont je n’ai aucune raison de douter a priori — il s’ensuivra une amélioration considérable du sort de la Constitution en France. Et de cela, chacun doit se réjouir, pour des motifs juridiques autant que de société.
Pourquoi les cours d’assises sont-elles exclues de ce dispositif ?
Le postulat est, je crois, que les problèmes de constitutionnalité de la loi pénale peuvent se trouver posés complètement avant ce point d’aboutissement qu’est la réunion de la Cour d’assises. Il faut en outre éviter, ce qui se comprend bien, que la question d’inconstitutionnalité soit instrumentalisée à des fins purement tacticiennes, comme une sorte d’incident de séance. Là encore, il me semble que le compromis est satisfaisant. Les avocats devront, cela dit, s’interroger tôt sur ce genre de problèmes.
Faut-il craindre la multiplication des interprétations de la Constitution et du « bloc de constitutionnalité » ?
En vérité, dans le système retenu, le risque est théoriquement réduit à sa plus simple expression : si disparité il doit y avoir, elle ne peut opposer que les deux juges du filtre — la Cour de cassation et le Conseil d’État. Or l’histoire montre que ce genre de bisbille trouve normalement son terme tout seul, bien qu’à vitesse variable. On peut également penser qu’aucun de ces deux juges suprêmes n’a de prime abord intérêt à la discordance. Le risque le plus grave serait celui d’une politique abusivement restrictive (ou abusivement laxiste) de l’un ou de l’autre dans l’usage de leur activité de filtrage des requêtes. Mais je ne veux pas me placer dans cette hypothèse parce que je ne veux pas imaginer que la Cour de cassation ou le Conseil d’État se dérobent devant une obligation constitutionnelle de cette magnitude. Il s’agit de donner au contrôle de constitutionnalité de la loi une crédibilité, une qualité, une dignité et une sécurité propres à maintenir l’équilibre entre les droits de l’État et ceux des justiciables. C’est le devoir et l’intérêt bien compris des uns et des autres que ce travail soit mené dans les meilleures conditions, et avec toute l’objectivité souhaitable. Je ne crois pas monstrueusement imprudent de faire le pari que cela se passera bien, une fois l’inévitable période de rodage passée, et que le Conseil constitutionnel sera normalement saisi des questions sérieuses qui peuvent se poser sur la constitutionnalité des lois.
Les procédures applicables devant le Conseil constitutionnel sont-elles adaptées au traitement de ce nouveau type de contentieux ?
Tous les signes convergent aujourd’hui vers l’idée que le Conseil constitutionnel souhaite se rendre irréprochable sous cet angle, et qu’il veut porter la plus haute attention au respect des règles d’un procès véritable et véritablement équitable. Un règlement de procédure y sera très probablement adopté bientôt. Ma conviction est que le caractère contradictoire de la procédure, l’oralité et la publicité des débats y tiendront une grande place. Je m’en réjouis d’avance, car il y a, là aussi, un moyen éminent de faire vivre la Constitution, de la présenter aux citoyens comme leur maison commune, large, protectrice et suffisamment transparente. Tout cela contribue à consolider l’unité du pays autour de sa Constitution — ce qui n’est pas du luxe.
Comment vont s’articuler le contrôle de conformité de la loi à la Constitution française de 1958 et le contrôle de conformité de la loi aux conventions communautaires et internationales ?
Chacun chez soi et les chiens seront bien gardés, dirait le poète. Le Conseil constitutionnel statue sur la constitutionnalité ; les autres juges sur la conventionalité de la loi. C’est optiquement baroque, j’en conviens, mais finalement pas si déraisonnable. La censure de l’inconstitutionnalité se traduit par la destruction sèche et irréversible de la disposition législative concernée, et cela correspond bien au caractère stable et surtout souverain de la norme constitutionnelle. La censure de l’inconventionnalité de la loi par le juge ordinaire est plus conjoncturelle, moins « absolue et définitive » comme dit le Conseil constitutionnel, et cela s’accommode très bien d’un contrôle du respect de normes aussi mobiles et fragiles que le sont les normes internationales — je pense surtout au droit communautaire dérivé, dont il ne faut jamais oublier qu’il bouge tout le temps, et qu’il est lui-même passible d’invalidation juridique sous la férule de la Cour de justice. Quant à savoir s’il existera des divergences importantes dans l’appréciation portée ici et là, lorsque les normes de constitutionnalité et de conventionnalité sont très similaires au fond, nous verrons à l’expérience. Mais, si cela doit être, de temps en temps, ce ne sera pas forcément un drame. N’oublions pas que la jurisprudence promeut aujourd’hui l’idée selon laquelle certaines normes sont révélatrices de « l’identité constitutionnelle de la France » et qu’elles ont, comme telles, vocation à prévaloir toujours et partout. Si l’on admet cela, on doit admettre aussi qu’il puisse et doive exister des discordances vertueuses entre la Constitution et le droit international.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Ma première conversation, d’ailleurs téléphonique, avec Michel Troper, alors que, très jeune assistant et pas encore docteur, je venais d’écrire des choses très critiques et pas forcément toutes très intelligentes sur sa théorie de l’interprétation juridique. J’ai su, là, ce qu’est un très grand universitaire : un mélange de bienveillance, d’honnêteté, de fermeté intellectuelle, de plaisir dans et par le débat… Michel Troper me donnait l’image exactement inverse de celle du Mandarin drapé dans son statut. Pourtant, croyez-moi, je butais sur l’acier de son argumentation, sur l’impossibilité de la concession facile de son côté, et naviguais joyeusement dans le plus parfait inconfort… Mais précisément : j’étais déstabilisé, mais pas du tout mis en charpie. Il n’avait pas besoin de cette facilité. Il m’a plutôt proposé de publier nos échanges sur ces questions. Nous l’avons fait. J’avais appris, réfléchi, douté, pas tout concédé quand même… C’était l’apprentissage de la liberté, et en même temps l’exigence, plus haute, d’en user mieux. J’ai gardé de tout cela un souvenir merveilleux. Et je n’ai jamais rencontré de meilleur modèle.
Quel est votre héros de fiction préféré ?
Pris comme çà au débotté, et quitte à révéler une passion coupable pour les séries télévisées américaines, je fabriquerais volontiers un mixte des personnages centraux du staff de la Maison blanche dans The West Wing : CJ. Cregg, Josh Lymann, Toby Ziegler, Leo Mc Garry, Charlie Young, Dona Moss. Ils sont formidables d’intelligence, de dévouement à l’intérêt général, d’engagement, de réalisme, d’humour, de finesse tactique aussi, parce que ce sont tout sauf des enfants de cœur. Ils ne sont à peu près jamais d’accord, mais ils travaillent ensemble à inventer des solutions utiles et viables et à combattre l’adversité. J’y vois une belle métaphore de l’absence de la vérité en ce bas monde, de la tension qu’il faut entretenir pour agir au mieux, et de l’utilité invariable d’une bonne dose de bricolage pour éviter de se prendre les pieds dans le tapis. Soit dit par parenthèse, tous les étudiants devraient avoir vu les — je crois — cent cinquante-cinq épisodes de The West Wing. C’est presque aussi indispensable que Kelsen ou les arrêts du Conseil d’État.
Cela étant, dans un registre plus littéraire et plus générationnel, pour en rester aux personnages que je révère, Ulysse — le vrai, celui d’Homère — reste au plus haut de ma hiérarchie subjective.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Peut-être ce méta-principe des grandes démocraties modernes, qui veut que les droits fondamentaux soient conciliés lorsqu’ils font l’objet de prétentions antagonistes. Je crois que c’est une règle très profonde et très importante, surtout si l’on fait l’effort de la replacer dans la longue durée historique et qu’on se demande à quoi sert le droit dans une société.
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