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[ 19 janvier 2023 ] Imprimer

Dignité et droits des détenus

« Si la prison vise à punir, elle sert aussi à réinsérer. Or, si ce dernier objectif devient une fiction, la société tout entière est perdante. » (Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, Rapport annuel d’activité 2021). Les conditions de la détention sont ainsi essentielles à un État de droit. C'est Joana Falxa, maître de conférences à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, qui répond à nos questions sur le droit à la dignité des prisonniers.

Qu’est-ce que le droit à la dignité ?

Le droit à la dignité humaine est un droit dit « intangible », au sens où il ne souffre d’aucune exception et d’aucune atteinte. Si la définition du principe de dignité n’est pas aisée, on peut toutefois retenir deux exigences qui le composent : d’une part, la personne ne doit jamais être utilisée comme moyen, elle ne peut faire l’objet d’instrumentalisation ni d’avilissement ; et d’autre part, les besoins vitaux de la personne humaine doivent être assurés.

Ce principe est affirmé de diverses manières dans les textes internationaux. On le retrouve ainsi dans le préambule du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et à l’article 10 du même texte en ce qui concerne les personnes détenues ; on en perçoit l’empreinte dans la Convention européenne des droits de l’homme à travers la jurisprudence relative à l’article 3 interdisant les tortures et les traitements inhumains et dégradants ; on le rencontre encore dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui lui consacre son Titre 1er. En droit interne, le Conseil constitutionnel a affirmé, par une décision du 27 juillet 1994 relative aux lois dites « de bioéthique » (Décis. n° 94-343/344 DC) en s’appuyant sur le Préambule de la Constitution de 1946, que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ».

Il s’agit d’un principe complexe, envisagé tour à tour comme matriciel, nécessaire à l’existence de tous les autres droits fondamentaux, et instrumental, permettant la sauvegarde des intérêts premiers et besoins essentiels de toute personne.

Comment trouve-t-il à s’appliquer en milieu carcéral ?

S’agissant de la question précise du respect du droit à la dignité des personnes détenues, là encore la notion a été consacrée et affirmée à de nombreuses reprises. Au niveau international, plusieurs textes à valeur de recommandation ou de standard (sans portée obligatoire) le rappellent : ainsi en va-t-il des Règles Mandela adoptées sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (Ensemble de règles minima pour le traitement des personnes détenues, révisé en 2015), dont la Règle 1 dispose que « Tous les détenus sont traités avec le respect dû à la dignité et à la valeur inhérentes à la personne humaine. Aucun détenu ne doit être soumis à la torture ni à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et tous les détenus sont protégés contre de tels actes, qui ne peuvent en aucun cas être justifiés par quelque circonstance que ce soit […] ». Les Règles pénitentiaires européennes, consacrées par les organes du Conseil de l’Europe et dont la dernière version a été actualisée en 2020, s’inscrivent dans la même veine, en consacrant au principe de dignité des personnes détenues plusieurs règles, et notamment concernant les conditions de détention matérielle. Le Comité européen de prévention de la torture a également émis à de nombreuses reprises ses propres recommandations en termes de standards minimaux de détention, ayant notamment trait à divers aspects du respect de la dignité des personnes détenues.

En droit interne, le respect de la dignité des personnes détenues a été posé par l’article 22 de la loi dite pénitentiaire, du 24 novembre 2009, repris à ce jour à l’article L. 6 du Code pénitentiaire : « L'administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits […] ».

De l’examen de ces textes ressortent deux ensembles d’exigences, qui s’imposent à l’administration pénitentiaire dans la prise en charge des personnes détenues :

- l’exigence de conditions de détention décentes, conformes à la dignité humaine (exigence de conditions objectives de dignité) ;

- l’exigence d’un traitement humain de ces personnes dans la gestion quotidienne de la détention (exigence de conditions subjectives de dignité).

Tous les détenus sont-ils égaux devant ce droit ?

Le droit au respect de la dignité s’applique à toute personne, libre comme détenue. Les personnes détenues ont donc toutes droit à des conditions de détention conformes à ce principe de dignité, et elles ont toutes droit à un traitement ne portant pas atteinte à leur dignité. Cet impératif se traduit de diverses manières dans la prise en charge des personnes détenues par l’administration pénitentiaire.

Concernant le droit à des conditions de détention décentes, elles sont liées au lieu de détention : la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi fixé certains standards minimaux, en dessous desquels les conditions de détention seront ou pourront être considérées comme attentatoires à la dignité humaine (espace disponible inférieur à 3 m2 par personne détenue, ou espace compris entre 3 et 4 m2, induisant respectivement une présomption ou un risque élevé d’atteinte, l’absence ou le manque d’accès à la lumière et à l’air, l’absence d’intimité aux toilettes, des mauvaises conditions d’hygiène, la présence de nuisibles, etc.). Ces conditions pourront cependant être contrebalancées par des facteurs compensatoires, tels que la liberté de circulation hors de la cellule, ou encore des conditions de détention décentes hors de la cellule dans le reste de l’établissement (pour la jurisprudence fondatrice, v. not. : CEDH, gde chbre, 26 oct. 2000, Kudla c/ Pologne ; CEDH 15 juill. 2002, Kalachnikov c/ Russie).

Il est dès lors évident que les détenus connaîtront un sort très différent en fonction du lieu de leur détention. En aucun cas, ils ne sont égaux face à cette situation : les personnes détenues dans des établissements connaissant un faible taux de suroccupation voire aucune suroccupation seront nécessairement détenues dans des conditions plus favorables que les personnes détenues dans des établissements chroniquement surpeuplés, aux conditions de détention dégradées. Selon un décompte effectué au 30 janvier 2020 par l’Observatoire international des prisons, 45 établissements avaient été condamnés en raison de conditions de détention contraires à la dignité humaine. D’autres établissements l’ont été depuis. Il convient de relever que parmi ces établissements, une très large majorité est constituée des maisons d’arrêts : ainsi, ce sont les personnes placées en détention provisoire ou détenues pour des courtes peines qui sont le plus souvent susceptibles de connaître les pires des conditions de détention. Le facteur discriminant tiendra donc à l’affectation de la personne détenue, qui dépendra elle-même du lieu de résidence habituel du détenu ou de ses proches, du statut pénal ou encore du profil pénal ou pénitentiaire du détenu.

S’agissant par ailleurs de la question du traitement des personnes détenues, l’un des points saillants concernant la dignité des personnes détenues concerne la problématique des fouilles à corps. En effet, lorsqu’elles sont pratiquées de manière systématique et indiscriminées, elles peuvent parfois être considérées comme attentatoires à la dignité humaine (pour un exemple récent : CEDH 22 oct. 2020, Roth c/ Allemagne). Là encore, le lieu d’affectation mais également le statut pénitentiaire de la personne détenue seront des éléments qui détermineront le traitement qui lui sera appliqué, et notamment le régime de fouilles auquel elle pourra être soumise. 

Il existe donc une inégalité de fait entre les personnes détenues qui tient, en grande partie, au lieu de leur détention.

Quels progrès pourraient être accomplis en ce domaine ?

De nombreux progrès pourraient être accomplis, à des degrés divers. D’abord, pour que les personnes détenues voient leurs conditions matérielles de détention s’améliorer, il existe plusieurs voies de recours. S’il ne s’agit en aucun cas de la seule réponse à apporter à la problématique de l’atteinte à la dignité, elles sont, à l’heure actuelle, le moyen le plus direct de traiter les situations les plus graves. 

Ainsi, la voie du référé administratif, et celle du référé-liberté en particulier, a produit quelques effets en matière de conditions de détention, malgré les limites intrinsèques du dispositif (des mesures d’urgence, une atteinte parfois difficile à démontrer). Concernant le régime des fouilles en revanche, cette voie de recours n’a pas permis, jusqu’à ce jour, de mettre un terme aux pratiques et au régime actuels, pourtant en partie contraires aux exigences de la jurisprudence européenne en la matière.

Ensuite, la voie du plein contentieux administratif permet l’octroi d’indemnisations visant à réparer l’atteinte à la dignité du fait des conditions de détention ou du traitement subi, mais cela ne suffit pas à satisfaire les exigences de la jurisprudence européenne en la matière, puisque dans ce domaine, l’effectivité des voies de recours offertes dépend de la possibilité pour celles-ci de mettre fin à l’atteinte constatée.

C’est pour cela que le législateur a créé une voie de recours spécifique devant le juge judiciaire, par la loi no 2021-403 du 8 avril 2021 (C. pr. pén., art. 144-1) tendant à garantir le respect de la dignité en détention. Cette voie de recours innovante présente un certain intérêt mais également d’importantes limites intrinsèques (complexité, délais, risque de perte de liens familiaux en cas de transfert) qui laissent présager un succès limité au dispositif. De plus, il faut garder à l’esprit que cette voie de recours permet tout au plus de répondre aux difficultés d’une seule personne détenue à la fois. Or le constat est unanime : le problème est structurel. La Cour européenne des droits de l’homme, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (chargé du suivi des arrêts de la CEDH), le Contrôleur général des lieux de privations de liberté, l’administration pénitentiaire elle-même, tous soulignent le caractère systémique du sujet. Pour y mettre fin, la solution ne peut pas venir uniquement de l’administration pénitentiaire : il est à ce jour indispensable, entre autres solutions, de mettre en place des mécanismes obligatoires de régulation carcérale en matière de détention provisoire et de peines prononcées, pour faire cesser la suroccupation des établissements pénitentiaires, première cause d’atteinte à la dignité des personnes détenues. L’amélioration des conditions matérielles de détention et la restauration du parc pénitentiaire passe nécessairement par la diminution drastique des taux d’occupation des établissements pénitentiaires.

Concernant ensuite la question spécifique des mesures de fouilles, il est impératif de mettre la législation en conformité avec les exigences de la Cour européenne des droits de l’homme en s’assurant de la stricte proportionnalité et individualisation des procédures de fouilles à corps, tout en déployant des moyens suffisants pour réduire les risques pour la sécurité des personnes au sein des établissements.

Toutes ces évolutions passent inévitablement par une volonté claire des autorités et des institutions publics de mettre enfin le système pénitentiaire français en conformité avec les standards européens et internationaux en la matière, et surtout avec les exigences du droit à la dignité des personnes détenues.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Il y en a tellement… Et pas uniquement sur les bancs de la faculté ! Mais de mes souvenirs d’étude, je retiens notamment les cours passionnants de Mme le Pr. Maïté Lafourcade, en Histoire du droit, en première année de Deug, ou encore l’attrait surprenant du Droit administratif enseigné par M. le Pr. Henri Labayle, à la faculté de droit de Bayonne. Les premières années d’études sont celles qui nous font comprendre et, parfois, aimer le droit, c’est pourquoi je pense que les maîtres rencontrés durant ces années-là sont essentiels dans le parcours de formation de tout juriste.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Là encore, il est difficile de faire un choix. Pour l’héroïne, je dirais qu’en ce moment j’ai souvent à l’esprit Betty, l’héroïne d’un roman éponyme très récent de Tiffany McDaniel, une jeune métisse cherokee, dont la force et l’indépendance de caractère m’ont beaucoup touchée. Elle rejoint en réalité mon panthéon personnel des héroïnes fortes, aux figures très variées, qui suivent leur chemin avec détermination et néanmoins avec une profonde empathie pour le monde qui les entoure (Jane Eyre, Louise dans Thelma et Louise, Elizabeth Benet dans Orgueil et préjugés, Mafalda ! et bien d’autres encore). Pour le héros de fiction préféré, j’ai également beaucoup d’idées. Mais pour que cet entretien passe le test de Bechdel, je m’abstiendrai d’en nommer.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Puisqu’il faut choisir, mon droit de l’homme préféré est le droit au respect de la dignité humaine, car il fait référence à ce qui nous réunit en tant qu’êtres humains, le plus petit dénominateur commun en quelque sorte, qui nous force à reconnaître dans l’autre, quel qu’il soit, la même humanité que la nôtre, et donc à lui reconnaître les mêmes droits humains que les nôtres.

 

Auteur :Eva Dodero et Marina Brillié


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