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Jean-Michel Bruguière
La loi pour la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet (loi « Hadopi ») constitue la réponse répressive au téléchargement illégal. Bien que ce texte semble sonner le glas de la polémique qui anime les scènes politique, juridique et plus simplement citoyenne depuis 2005 — année de la présentation du projet de loi pour le droit d’auteur dans la société de l’information —, quelques interrogations quant à la portée et l’efficacité d’un tel arsenal législatif subsistent.
Jean-Michel Bruguière, professeur à l’Université de Grenoble, directeur du CUERPI et consultant au Cabinet Deprez, Guignot & Associés, — qui vient de recevoir le Prix du livre juridique 2009 pour son ouvrage Droit d’auteur, coécrit avec Michel Vivant (coll. « Précis », Dalloz, 2009) — apporte un éclairage utile et avisé sur ces nouvelles dispositions.
Pensez-vous que nous en avons fini avec le téléchargement illégal ?
Certainement pas, mais il était important d’intervenir car ce système de « troc » généralisé sur l’Internet n’est pas acceptable. Face au téléchargement illégal, l’on peut finalement adopter plusieurs attitudes : penser que le marché règlera seul la difficulté (avec une offre légale plus attractive), préférer une seule régulation technique (solution bien illusoire)… Le législateur a décidé d’intervenir et je crois qu’il a bien fait, au moins symboliquement.
Les lois Hadopi ne vont donc pas endiguer le phénomène ?
Non, car les internautes éviteront vraisemblablement les foudres de l’Hadopi en se tournant vers d’autres systèmes d’échanges tels que par exemple celui dit friend-to-friend, c'est-à-dire un échange de fichiers décentralisés via les réseaux sociaux.
Jugez-vous le système adopté pertinent ?
Disons qu’il est certainement le moins mauvais. La répression n’a jamais été pratiquée (aucun juge n’a condamné aux peines classiques de la contrefaçon — 300 000 euros d’amende ou trois ans d’emprisonnement — un internaute ayant échangé des fichiers de pair à pair). La licence globale telle qu’elle a été présentée en 2005/2006 n’était pas juste économiquement (elle pourrait l’être sous une nouvelle forme). Il restait des peines alternatives, du type mesure de suspension de l’accès à l’Internet.
Concrètement que risque une personne qui diffuse un téléchargement illégal ?
J’imagine que vous faites référence au téléchargement ascendant, l’échange de fichiers de pair à pair, qui est la principale cible des lois Hadopi. Et bien notre internaute repéré sur les réseaux risque de recevoir un courriel de la nouvelle autorité, puis une mise en demeure, si les agissements dénoncés persistent. Tout ceci éventuellement jusqu’à la suspension de l’accès à l’Internet, prononcée par le juge, au moyen d’une ordonnance pénale. Pour les contrefaçons en ligne plus importantes, la décision n’est pas exclusive d’une action en demande de dommages-intérêts de la part des ayants droit (action qui ne pourra pas être exercée devant le juge pénal suite à la censure du Conseil constitutionnel du 22 octobre dernier). L’on peut trouver cela sévère au final. Il ne faut pas oublier ici le nouvel article L. 335-7-2 du Code de la propriété intellectuelle introduit par la loi du 28 octobre qui dispose : « Pour prononcer la peine de suspension prévue aux articles L. 335-7 et L. 335-7-1 et en déterminer la durée, la juridiction prend en compte les circonstances et la gravité de l'infraction ainsi que la personnalité de son auteur, et notamment l'activité professionnelle ou sociale de celui-ci, ainsi que sa situation socio-économique. La durée de la peine prononcée doit concilier la protection des droits de la propriété intellectuelle et le respect du droit de s'exprimer et de communiquer librement, notamment depuis son domicile. ». Le juge est invité à la mesure. Il saura distinguer les contrefacteurs du dimanche et les bandes organisées.
Quels sont les moyens pour remonter une filière de pirates des sons, des images, des textes ?
La question est bien délicate car il existe de nombreux modes d’échanges des fichiers. Le plus connu que s’efforce de combattre l’Hadopi est, on l’a compris, le peer-to-peer. L’on a bien montré qu’il y avait bien d’autres moyens (sur ce point le très bon article de F. Macrez et J. Gossa, RLDI 2009/50, p. 79) : l’échange en « face à face », auquel l’on a fait allusion plus haut, les newsgroups et surtout le streaming qui consiste à se connecter sur un site Internet qui met à disposition illégalement des contenus protégés et à les visualiser directement sur son navigateur web. Comment se passent les choses dans le cadre du peer-to-peer ? Et bien l’on utilise ce que l’on appelle des « pair-espion » c'est-à-dire que, soit on met à disposition des œuvres protégées et l’on repère les adresses IP des internautes qui les téléchargent, soit on télécharge soit même des œuvres protégées en repérant les adresses IP des internautes qui partagent. Toute la difficulté étant d’établir un lien avéré entre l’adresse IP et la personne physique.
La loi Hadopi vise-t-elle également la consommation immédiate et illégale des œuvres en ligne ?
Vous voulez parler du streaming ? Oui en théorie. Non en pratique car il faudrait surveiller les serveurs, les clients, les lignes de communication, tout ceci sans oublier que le streaming illégal est indissociable du streaming légal qui reste très fréquent. Cela me semble donc techniquement irréalisable.
Finalement, télécharger une œuvre sans autorisation n’est-ce pas de la contrefaçon pure et dure ? Pourquoi la peine a-t-elle été aménagée ?
Le législateur a toujours eu la conscience, l’intuition, que ce comportement n’était pas de la contrefaçon « pure ». Ne parle-t-on pas d’ailleurs de « piratage » (plutôt que de « contrefaçon ») ? Dans la loi du 1er août 2006, l’on avait imaginé un système avec des contraventions de première et de deuxième classe. Le Conseil constitutionnel a censuré au nom de l’idée qu’une contrefaçon restait une contrefaçon dans le monde physique comme sur l’Internet (principe d’égalité). Elle devait donc être sanctionnée comme un délit, la contravention n’était pas possible. Tout le monde (ou presque) a approuvé cette censure. Pour ma part, je la trouve un peu en décalage. Le principe d’égalité est important mais encore faut-il être en présence d’une criminalité de semblable nature. Télécharger le dernier album de Gossip et distribuer des pièces d’une voiture, ce n’est pas la même chose. Qui vole un bœuf, vole un œuf me direz-vous ? Non, c’est un peu court ici. Il n’en reste pas moins que la loi nouvelle traite la question comme de la contrefaçon pure. L’article L. 335-7 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Lorsque l'infraction est commise au moyen d'un service de communication au public en ligne, les personnes coupables des infractions prévues aux articles L. 335-2, L. 335-3 et L. 335-4 [les textes qui définissent la contrefaçon] peuvent en outre être condamnées à la peine complémentaire de suspension de l'accès à un service de communication au public en ligne (…) ».
Pensez-vous que cette construction juridique, première mondiale, aura des chances d’être reprise dans d’autres systèmes ?
Les Anglais envisagent sérieusement de consacrer la mesure de suspension de l’accès à l’Internet mais de manière très subsidiaire. Je préfère néanmoins regarder du côté de l’Islande qui vient de s’engager à garantir à ses concitoyens un accès à l’Internet à un haut débit. A contrario, les « répressifs » y verront peut-être une nouvelle peine : la condamnation au bas débit…
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?
Un très bon souvenir fut celui d’une descente, en luge, rue de l’Université, à Montpellier où j’ai fait mes études de droit, suite à d’importantes chutes de neige (de mémoire, l’hiver 1985). Je ne m’étais jamais rendu aussi rapidement (et de manière aussi inédite) à la faculté. Un mauvais souvenir ? Une sale note en droit international privé, la plus mauvaise note de toutes mes études je crois, avec….Michel Vivant. Cela m’amuse de savoir que j’ai ensuite écrit un livre avec lui et que nous venons de recevoir ce premier Prix du livre juridique du Conseil constitutionnel. Je comprends mieux aujourd’hui la « science des broussailles », mais ce sera tout de même Michel Vivant qui écrira les développements de droit international privé dans la deuxième édition de notre ouvrage !
Quel est votre héros de fiction préféré ? Pourquoi ?
Un héros de fiction ? Il y en a plusieurs. Dans la littérature, par exemple, Don Quichotte (pour sa folie avant la sagesse). Dans le cinéma, le personnage d’Antoine Doinel de Truffaut. Des 400 coups à L’amour en fuite, l’on sent bien que ce héros (et Truffaut avec) ne souhaite pas renoncer à ses idéaux. C’est encore un rêve de liberté (même si celui-ci est souvent égoïste). J’aime aussi la bande dessinée. Adèle Blanc Sec de Tardi car c’est une femme courageuse qui affronte avec détermination beaucoup d’histoires extravagantes. J’ai souvent vécu dans un univers féminin. J’ai deux sœurs. Une femme. Je suis un heureux père de trois filles. Je trouve qu’en règle générale les femmes sont souvent plus courageuses que les hommes. Toujours dans la bande dessinée, enfin, j’aime bien le personnage de Lucien de Margerin. C’est un rocker qui rêvait d’être un musicien. Comme moi. Comme beaucoup d’intellectualistes. C’est la musique (le piano, la batterie…) qui m’a amené au droit d’auteur. Il peut y avoir beaucoup de rythmes, de mélodies, d’harmonies dans le droit (son écriture, sa logique…). Je m’étonne que l’on sépare aussi radicalement les disciplines. Claude Lévi Strauss a ainsi magistralement démontré les liens qui pouvaient exister entre les mythes qu’il étudiait et les partitions orchestrales qu’il aurait voulu déchiffrer. L’on raconte, et peu importe si cela n’est pas vrai, qu’à la question posée à Einstein : « Comment avez-vous trouvé la théorie de la relativité ? », celui-ci aurait répondu « En lisant la Torah et en jouant du violon ».
Quel est votre droit de l’homme préféré ? Pourquoi ?
J’aime les droits de l’homme utopiques. Le droit à la poursuite du bonheur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, le droit à la paresse de Paul Lafargue… Pourquoi ? Parce que le droit, pour reprendre la célèbre formule de Giraudoux, est la plus puissante des écoles de l’imagination.
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