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[ 8 mars 2013 ] Imprimer

Jean-Paul Costa, un juge pour la liberté

À l’occasion de la sortie de son livre Des juges pour la liberté, Dalloz Actu Étudiant a souhaité interviewer Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme (2007- 2011), conseiller d’État honoraire. Ce dernier nous éclaire sur le recrutement des juges européen et dresse un bilan de ses années passées au service des droits de l’homme.

Quels sont les critères de recrutement des juges de la Cour européenne des droits de l’homme ?

Les critères sont fixés dans la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH, art. 21). Les juges doivent jouir de la plus haute considération morale et réunir les qualités requises pour être des juges ou juristes très compétents. Chaque État est en principe tenu de désigner des hommes ou des femmes ayant ces qualifications sur les plans moral et juridique. Les États doivent en effet présenter aux suffrages de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à chaque vacance, des listes de trois candidats correspondant à ces critères.

Y a-t-il adéquation entre l'obligation étatique et les candidatures réelles ? Pas toujours. Certes, l'Assemblée dispose des CV des candidats et procède à leur audition. En outre, à mon initiative a été constitué à la fin de 2010 un « panel » de sept personnalités hautement qualifiées, que préside mon prédécesseur Luzius Wildhaber, chargé de conseiller les États quand ils préparent les listes de trois. Malgré ces précautions, les candidats ne sont pas nécessairement aussi qualifiés — et indépendants — que l'exige la Convention, et les choix de l'Assemblée, composée d'hommes et de femmes politiques, n'échappent pas toujours à des considérations politiques, voire à des tractations entre groupes ou entre pays. Mais globalement, et si l’on se place sur une longue période, les juge élus par l'Assemblée (et je ne le dis pas parce qu'elle m'a élu deux fois, en 1998 et en 2004 !) sont des hommes et des femmes de haute considération morale et de qualification juridique élevée.

La France est-elle un bon ou un mauvais élève ?

Elle a été un mauvais élève, elle est devenue un bon élève, et elle a encore des progrès à faire.

Mauvaise élève, la France, qui avait été parmi les premiers signataires de la Convention EDH en 1950, a mis presque un quart de siècle à la ratifier et encore sept ans de plus à accepter le recours individuel. Ce n'est qu'en 1986 qu'a été jugée par la Cour la première affaire française ! Ce n'était pas un modèle à suivre... Elle a, en outre, rechigné encore longtemps à accepter les jurisprudences de la Cour, par une sorte de « gallicanisme » juridique (ou de souverainisme judiciaire).

Depuis le début des années 2000, les choses ont heureusement changé. Le gouvernement, le Parlement et les juridictions françaises se conforment maintenant, généralement sans tarder, à la jurisprudence de Strasbourg, quelquefois même pour des arrêts rendus contre d'autres pays (ainsi de la Turquie pour le problème de la garde à vue) et parfois même l'anticipent, comme l'a fait le Conseil d'État dans l'affaire de la « cristallisation » des pensions, discriminatoire, vis-à-vis des militaires des anciennes colonies (le Conseil constitutionnel a suivi). D'ailleurs, le nombre de requêtes contre notre pays et celui des arrêts de violation baissent régulièrement.

Mais la France a encore de sérieux efforts à accomplir. Les violations des droits de l'homme restent encore beaucoup trop fréquentes à l'encontre de catégories vulnérables : les détenus, les étrangers, les demandeurs d'asile... Je salue l'action du Défenseur des droits, du Contrôleur des lieux de privation de liberté, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, des Barreaux, de la société civile...ils rappellent à bon droit que la patrie de la Déclaration des droits de l'homme doit être aujourd'hui celle des droits de l'homme, tout court.

L’adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH renforcera-t-elle la force exécutoire des décisions de la Cour ?

Pas nécessairement. L'adhésion, qui a été voulue, non par la Cour européenne des droits de l'homme, mais par les États membres de l'Union européenne puis par les autres États parties à la Convention (v. le traité de Lisbonne et le Protocole 14 à la Convention — qui sont les aboutissements de cette volonté politique ancienne), n'aura pas en tant que telle d'effets sur la force exécutoire des arrêts de Strasbourg, et il est même possible que l'Union européenne elle-même renâcle à exécuter de tels arrêts quand ils seront rendus contre elle (ce qui sera rare à mon avis).

Mais l'adhésion, lorsqu'elle sera concrète et n'existera plus simplement que sur le papier, donnera une force accrue à la Convention et à la Cour des droits de l'homme, notamment par la synergie politique entre l'Union (Prix Nobel de la Paix) et le Conseil de l'Europe. La construction européenne, qui a toujours été laborieuse (rappelons-nous la chaise vide de la France en 1965), et qui est actuellement en panne ou presque, sera renforcée par l'existence de cet espace unique juridique et judiciaire. C'est d'autant plus vrai que de grands pays — je pense à la Turquie, à l'Ukraine... (la Fédération de Russie, c'est différent) — voudraient être dans l'Union. Ne pas exécuter ou exécuter avec retard des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme ne les aiderait certes pas à obtenir leur adhésion à Bruxelles.

Quelles sont les décisions les plus importantes de votre présidence ?

Il y a eu plusieurs décisions importantes que j'ai eues à prendre. J'en citerai cinq, dans l'ordre chronologique : 

– en août 2008, au moment de la brève guerre entre la Géorgie et la Fédération de Russie, la Géorgie a demandé l'application de l'article 39 du Règlement de la Cour qui lui permet d'imposer des mesures provisoires à un ou des États, et elle a formé contre la Russie une requête interétatique. J'ai interrompu mes vacances et j'ai pris au nom de la Cour une décision enjoignant aux deux belligérants de mettre fin aux violations des droits de l'homme, inhérentes à tout conflit armé, des deux côtés ;

– au début de 2009, j'ai lancé l'idée des « États généraux », qui s'est ensuite transformée, grâce à mon action et à l'aide, notamment, de la Suisse, dans la conférence ministérielle d'Interlaken, en février 2010 ;

– parallèlement, j'ai poussé à l'adoption à Madrid, en juin 2009, d'un Protocole provisoire (14 bis) pour que les États volontaires appliquent les dispositions procédurales du Protocole 14. Ces deux initiatives ont, je le crois, puissamment concouru à ce que la Russie ratifie enfin (à Interlaken !), après plus de trois ans de refus, le Protocole 14, indispensable à la réforme de la Cour ;

– en 2009, j'ai obtenu que les juges de la Cour puissent bénéficier d'un système de pension et de sécurité sociale, alors qu'ils n'avaient rien, ce qui était une grave anomalie et une grave injustice ;

– enfin, à la fin de 2010, et non sans peine, j'ai pu obtenir du Comité des ministres la création du « panel » de sept dont j'ai parlé plus haut.

 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Mon meilleur souvenir d'étudiant — mais j'en ai beaucoup ! — est probablement celui de ma réussite au concours d'entrée à l'ENA, dans des circonstances assez particulières. J'avais décidé de faire mon service militaire dans la Marine, comme commissaire, et il m' a fallu intégrer le 1er octobre l'École du commissariat à Toulon. J'avais passé l'écrit de l'ENA en septembre. Au début de novembre, j'ai su que j'étais admissible et, grâce à quelques jours de permissions, j'ai passé l'oral à Paris tout en étant élève-commissaire à Toulon ! C'était un coup de poker. L'avoir réussi a certainement changé ma carrière et ma vie...Quelles auraient-elles été si j'avais échoué ? Je ne sais pas. J'ai eu aussi quelques mauvais souvenirs.

Le pire est une blessure d'amour-propre, vraisemblablement salutaire. Menant de front et avec succès mes études de droit et à Sciences Po, je me suis mis dans la tête de faire un troisième cursus en parallèle, en lettres. Cela a marché sans problème la première année, mais la seconde, j'ai échoué à l'examen, pour la première et seule fois de ma vie. J'ai renoncé aux lettres — et à des ambitions démesurées... C'est finalement très bien, mais quelle honte sur le moment !

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Mon héros de fiction préféré ? Je ne me suis jamais posé la question, préférant les héros réels (comme Guillaume le Taciturne par exemple, le Stadhouder de Hollande, ou le champion d'échecs soviétique David Bronstein — « Bronstein ne se décourage jamais » !). À la réflexion, je pense à Aliocha Karamazov [le benjamin dans le roman de Fiodor Dostoïevski Les frères Karamazov].

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Mon droit de l'homme préféré est le droit à ne pas être torturé. Cela me paraît encore plus important que le droit à ne pas être tué. Mais j'aime aussi énormément la liberté d'expression.

 

Références

■ Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de l’hommeDes juges pour la liberté, Dalloz, coll. « Les sens du droit », 2013, 268 p.

 Article 21 de la Convention européenne des droits de l’homme - Conditions d'exercice des fonctions

« 1. Les juges doivent jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions requises pour l'exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire. 

2. Les juges siègent à la Cour à titre individuel. 

3. Pendant la durée de leur mandat, les juges ne peuvent exercer aucune activité incompatible avec les exigences d'indépendance, d'impartialité ou de disponibilité requise par une activité exercée à plein temps; toute question soulevée en application de ce paragraphe est tranchée par la Cour. »

■ Article 39 du Règlement de la Cour européenne des droits de l’homme

« 1. La chambre ou, le cas échéant, son président peuvent, soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure. 

2. Le cas échéant, le Comité des Ministres est immédiatement informé des mesures adoptées dans une affaire. 

3. La chambre peut inviter les parties à lui fournir des informations sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires indiquées par elle. »

 

Auteur :M. B.


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