Actualité > Focus sur...

Focus sur...

[ 8 mars 2021 ] Imprimer

L’« Affaire du siècle » : reconnaissances inédites devant le tribunal administratif de Paris, près de trois mois après l’arrêt du Conseil d’État dans l’affaire « Grande-Synthe »

L’Affaire du siècle, qui réunit 4 ONG (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France, Oxfam France, Notre Affaire à tous), a obtenu une décision historique, bien qu’avant-dire droit, dans la lutte contre la crise climatique, devant le tribunal administratif de Paris, le 3 février 2021. Cette décision intervient après celle rendue par le Conseil d’État, à l’initiative de la commune de Grande-Synthe, le 19 novembre 2020. Judith Rochfeld, professeure à l’École de droit de la Sorbonne, Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et auteure de Justice pour le Climat (O. Jacob, 2019), nous éclaire sur résultat spectaculaire.

En quoi peut-on parler d’affaires inédites en France ?

Ces procès, celui tenu devant le Conseil d’État (n° 427301) comme celui devant le tribunal administratif de Paris (n° 1904967, 1904968, 1904972 et 1904976), sont les premiers en France à véritablement placer des juges en position d’apprécier la politique climatique de l’État français. Précisément, il est demandé aux magistrats de dire si les mesures adoptées et mises en œuvre par le Gouvernement dessinent des trajectoires compatibles avec les traités internationaux que la France a signés — la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992 et l’accord de Paris du 12 décembre 2015 notamment — ainsi qu’avec les lois nationales et les textes européens, lui imposant (entre autres) de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) à un niveau compatible avec le maintien du réchauffement mondial en dessous d’1,5 °C (C. énergie, art. L. 100-4, I. 1° ; Décis. n° 406/2009/CE du 23 avr. 2009, « Paquet Énergie Climat »). 

Pour autant, s’il s’agit de premières décisions en France, elles s’inscrivent dans un vaste mouvement mondial : aux Pays-Bas, en Colombie, au Pakistan, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Irlande, en Norvège, en Belgique, en Autriche, en Suisse, en Australie, etc., des associations, fondations, citoyens, parfois parmi les plus jeunes (ou parmi les plus âgées comme en Suisse) agissent et attraient leur État ou leur grande « Carbon Major » (la centaine d’entreprises pétrolières et cimentières) devant la justice, obtenant parfois des injonctions d’adopter des politiques plus offensives d’« atténuation » (de diminution des émissions de gaz à effet de serre) ou d’adaptation des territoires concernés au dérèglement climatique. Il se produit une « relocalisation du global » (selon l’expression de Bruno Latour, dans Face à Gaïa, La Découverte, 2015, p. 179) au sens où nombre de corps intermédiaires et de citoyens, réagissant à l’échec de la « gouvernance mondiale » du climat et à l’urgence générée, tirent les débats vers leurs arènes nationales, ici judiciaires, et demandent des comptes à leur État et à certaines entreprises. Ces décisions françaises sont donc scrutées et analysées bien au-delà des frontières hexagonales, un vaste réseau mondial s’étant structuré. 

Quels sont les faits de l’espèce portée devant le Conseil d’État et quelles sont les différences avec ceux du tribunal administratif de Paris ?

D’un côté, le Conseil d’État a été saisi par la commune de Grande-Synthe en tant que personne morale, ainsi que par son maire d’alors, Damien Carême, agissant comme édile et comme citoyen. Il faut dire que cette commune littorale est située dans une zone d’indice d’exposition aux risques climatiques qualifié de très fort (le dunkerquois), risques anticipés aux échéances de 2030 et 2040. La commune critiquait donc l’inaction de l’État (C. Huglo, « Procès climatiques en France : la grande attente. Les procédures engagées par la commune de Grande-Synthe et son maire », AJDA 2019. 1861), et plus précisément le silence gardé par le Président de la République, le Premier ministre et le Ministre d’État en charge de la transition écologique et solidaire : elle invoquait une annulation pour excès de pouvoir relativement à la prise de décisions, ou plus exactement à l’absence de prise des décisions nécessaires aux réductions des émissions et à l’adaptation des territoires (exactement un rejet implicite de prendre ces décisions). D’une part, l’État aurait failli à prendre « toute mesure utile permettant d’infléchir la courbe des émissions de GES produites sur le territoire national de manière à respecter les obligations consenties par la France voire à aller au-delà » ; d’autre part, il n’aurait pas su « prendre toutes dispositions d’initiatives législative ou réglementaire pour “rendre obligatoire la priorité climatique” et pour interdire toute mesure susceptible d’augmenter les émissions de GES » ; enfin, il n’aurait pas mis « en œuvre [l]es mesures immédiates d’adaptation au changement climatique de la France ». Dans cette critique, la commune avait été rejointe par les villes de Paris et de Grenoble, ainsi que par les associations de l’Affaire du siècle (Oxfam France, Greenpeace France, Notre Affaire À Tous, et la Fondation pour la Nature et l’Homme).

D’un autre côté, dans ce qui est désormais appelé l’« Affaire du siècle », devant le tribunal administratif, il était question d’une action, portée par ces mêmes associations, en « responsabilité » de l’État pour carence dans sa politique climatique, et partant pour « faute », qui aurait entraîné un « préjudice écologique » (pour plus de précisions sur les arguments, v. C. Cournil et M. Fleury, « De “l’Affaire du siècle” au “casse du siècle” ? », RDH févr. 2021).

Peut-on parler d’une condamnation de l’État obtenue dans cette « Affaire du siècle » devant le tribunal administratif de Paris ?

En l’état de cette procédure, il n’est rien obtenu encore car le jugement du 3 février est avant-dire droit. Mais l’on peut déjà parler de reconnaissances inédites et historiques : celle, en premier lieu, de la carence de l’État à réduire les émissions, sur fond d’affirmation d’une obligation générale de prévenir le dérèglement climatique ; celle, en second lieu, que cette carence constitue une faute et peut causer un « préjudice écologique », c’est-à-dire un préjudice objectif aux écosystèmes eux-mêmes (C. civ., art. 1247 ; le tribunal se montre cependant plus réticent à admettre les défaillances des politiques spéciales — celle d’augmentation de la part des énergies renouvelables ou d’amélioration de l’efficacité énergétique, par exemple — pour absence de « lien direct » avec le dommage). Or, il n’était ni évident que le tribunal administratif admette une faute ni qu’il accepte de se fonder sur les articles 1246 et suivants d’un code qui n’est pas le sien, soit le Code civil (ces articles ayant été introduits par la loi dite « biodiversité » du 8 août 2016), ni encore qu’il reconnaisse un lien entre les lacunes critiquées de la politique en question et la survenance du dommage (en raison de la spécificité de la causalité, très diffuse). Par ailleurs, pour l’heure, les associations requérantes (au moins les quatre de « l’Affaire du siècle », d’autres étant intervenues) ont obtenu l’euro symbolique de préjudice moral qu’elles avaient demandé (s’en tenant là pour montrer qu’elles n’entendaient pas s’enrichir par ce contentieux ; elles ne le pourront pas non plus sur le fondement du préjudice écologique car ce dernier doit prioritairement être réparé en nature conformément à l’art. 1249). 

Quelles seront donc les conséquences concrètes de ces procès ?

Pour ces deux procès, la réponse définitive n’est pas encore livrée et les discussions et argumentations se poursuivent.

Dans le cas initié par la commune de Grande-Synthe, le Conseil d’État a ouvert une nouvelle phase d’instruction et laissé trois mois, à compter de sa décision du 19 novembre, à l’État français pour qu’il démontre le respect de ses trajectoires de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) — de moins 40 % à l’horizon 2030 — et d’adaptation du territoire au dérèglement climatique (à l’heure où ses lignes sont écrites, le gouvernement a fait parvenir des éléments et la décision finale n’est pas encore intervenue). Le verdict pourrait être surprenant : le communiqué de presse de la juridiction qui accompagnait la décision avant-dire droit précisait en effet que, en cas d’absence de démonstration favorable, le Conseil pourrait condamner l’État à adopter les mesures permettant de reprendre le cours de la trajectoire prévue ; dans ce sens, un précédent doit être rappelé, qui tient en la décision du 10 juillet 2020 par laquelle le Conseil d’État a prononcé une astreinte de 10 millions d’euros par semestre de retard, à la charge de l’État, pour pousser ce dernier à adopter une politique efficace de lutte contre la pollution de l’air, politique dont les défaillances étaient relevées (n  42840). Il faut donc prendre très au sérieux ces échéances.

Dans « l’Affaire du siècle », une seconde phase s’est aussi ouverte : le tribunal, au constat que « l’état de l’instruction » ne lui permettait pas « de déterminer avec précision les mesures qui doivent être ordonnées à l’État », a imposé « un supplément d’instruction » dans les deux mois qui suivent afin de déterminer comment mettre en œuvre l’article 1249 du Code civil et la priorité donnée à la réparation en nature du préjudice écologique… L’on ira certainement, ici aussi, vers une injonction d’agir de façon plus conforme aux objectifs climatiques affichés (pour le préjudice passé et pour prévenir celui à venir).

Enfin, il semble nécessaire de revenir sur une conséquence que beaucoup pourraient légitimement craindre : celle de l’immixtion des juges dans la politique climatique de l’État, juges non élus, que l’on pourrait saisir comme opposés à des pouvoirs exécutif et législatif issus de scrutins démocratiques. À cet égard, il est utile d’insister sur ce qu’évaluent exactement les magistrats : ils apprécient les trajectoires poursuivies (et les résultats obtenus) à l’aune des engagements précis pris par l’État, non véritablement dans les accords internationaux mentionnés, mais surtout dans des textes nationaux contraignants — loi sur l’énergie et le climat, décrets fixant le budget carbone de chaque secteur, etc. —, et des règles européennes obligatoires, le tout analysé par des observatoires scientifiques indépendants, comme le Haut Conseil pour le Climat créé en 2019 (v. également les sources de données scientifiques que sont le GIEC, l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, etc.). 

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

De façon générale, mon arrivée en première année de droit : j’avais franchi la porte par élimination et non par vocation, en traînant les pieds donc. Mais une fois franchie, j’ai eu l’impression qu’elle s’ouvrait sur la lumière et d’intégrer une maison de réflexion et de savoir…

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Parmi beaucoup, je citerais Mafalda, qui est une (ancienne) petite fille argentine, dessinée par son auteur et inventeur Quino, et qui entretient une relation au monde très politique et d’une certaine façon très juridique, tout en étant très humoristique. C’est au moins une héroïne de la question et de l’argumentation…

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Pour faire le lien avec le sujet du « focus », peut-être le droit à un « système climatique soutenable et qui assure le bien-être des citoyens » (version irlandaise de ce droit émergent), même si la voie individualiste de la protection des droits fondamentaux, pour efficace qu’elle soit en justice et dans ces procès climatiques, me semble ne pas suffisamment exprimer les interactions à l’œuvre : celles des humains avec leur écosystème et l’intégration de chacun dans le « bénéfice » collectif de la « soutenabilité »… 

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr