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[ 3 mai 2018 ] Imprimer

La catégorisation des corps

Le prix Jean Carbonnier de la recherche sur le droit et la justice 2017 a été attribué à Lisa Carayon pour sa thèse « La catégorisation des corps. Étude sur l’humain avant la naissance et après la mort », soutenue le 12 décembre 2016 à l’Université Panthéon Sorbonne Paris 1. Elle a bien voulu répondre à nos questions sur ce sujet délicat.

Quelle est la finalité de la qualification juridique des embryons et des cadavres ?

La qualification des corps humains avant la naissance et après la mort est une question qui a régulièrement déchiré la doctrine : chose ou personne ? En réalité je pense que cette question est largement inutile : la loi s’est toujours refusé à trancher la question explicitement, les juges s’arrangent le plus souvent pour trancher les contentieux sans se prononcer franchement sur ce point et l’essentiel des problèmes qui se posent est résolu par des dispositions spécifiques. En réalité, si la doctrine s’affronte, c’est pour des raisons politiques : les qualifications proposées par les auteur.e.s visent toujours à des objectifs précis — interdire ou légitimer l’avortement par exemple. Mais si les auteur.e.s sont légitimes à faire des propositions, ils et elles ne le sont pas à prétendre relever une quelconque « réalité » du droit.

Que constatez-vous donc de manière critique ?

Si l’on utilise des outils conceptuels issus des études critiques, il est possible de dépasser le débat de la qualification, stérile selon moi, pour se concentrer sur la question de ce que le droit fait à la société. L’idée est de lire le droit comme un instrument politique, et notamment comme l’arme de groupes dominants sur des groupes dominés. Les rapports de classes, de genre, de races, etc. se retrouvent dans le droit et il est du rôle de la recherche de les révéler. Mais il n’est pas toujours simple de se rendre compte qu’une norme exclut ou discrimine certains groupes de personnes alors que nous sommes nous-mêmes pris dans ces rapports sociaux qui peuvent sembler « naturels ». C’est pourquoi il est très utile d’adopter une approche historique de nos sujets. Avec la distance temporelle, on voit mieux les rapports de force qui sont à l’œuvre dans une norme. On peut ensuite se demander si ces rapports existent encore aujourd’hui et, bien souvent, c’est le cas.

Quel exemple est le plus frappant selon vous ?

Concernant le statut du cadavre, on peut illustrer cette approche à propos des groupes religieux minorisés. Aujourd’hui, parce que nous sommes pris dans une certaine conception de la laïcité, qui rejette la religion de l’espace public, on peut facilement considérer comme normal que les carrés religieux ne soient pas officiellement autorisés dans les cimetières. Mais si l’on regarde sur le temps long, on se rend compte que limiter le droit à certaines personnes de pratiquer leurs cultes funéraires a souvent été un outil politique de répression de communautés précises. Les cimetières juifs ont ainsi été, au cours des siècles, successivement autorisés ou interdits suivant les rapports que les autorités entretenaient avec ce groupe social. La Révolution française, loin d’interdire les distinctions religieuses dans les cimetières a imposé au contraire que chaque commune prévoie des carrés confessionnels : c’était la période de l’inclusion, en réaction à l’attitude de l’Église catholique qui refusait d’accueillir certains corps. Une fois prit ce recul historique, il est plus facile de se demander qui nous excluons lorsque si peu de communes disposent de carrés musulmans et que, lorsqu’ils existent, ils sont bien souvent relégués aux marges des villes.

Un raisonnement similaire peut être mené à propos des embryons qui, au cours de l’histoire, ont été plus ou moins protégés. La répression de l’avortement a en effet largement évolué dans l’histoire. Aujourd’hui on pense un peu vite que les femmes sont libres d’avorter mais en oubliant de dire que cette liberté n’existe que jusqu’à douze semaines de grossesse. Au-delà, les femmes doivent encore demander l’autorisation d’interrompre leur grossesse au pouvoir médical et uniquement à certaines conditions. La norme reste qu’une femme doit se soumettre à l’impératif de reproduction, y compris, parfois, contre sa volonté.

Comment proposez-vous de remédier à cette hiérarchisation des corps ?

Les « remèdes » ne peuvent bien sûr venir que de ceux et celles qui font le droit : pouvoir législatif et autorité judiciaire. Je suggère que dans les domaines touchant au corps — mais à vrai dire cela est vrai dans tout domaine — on s’interroge toujours sur les conséquences hiérarchisantes des normes créées : qui est privilégié par la norme ? Qui exclut-elle ? Dès lors je pense qu’il faut porter attention aux droits et libertés des personnes concernées par le traitement des corps en essayant de tendre vers l’égalité entre les sujets. Je suggère ainsi qu’on repense nos normes funéraires. Une de mes propositions de thèse — ouvrir la thanatopraxie pour les corps des personnes atteintes de VIH et d’hépatites virales — a d’ailleurs récemment été mise en œuvre. Ce raisonnement permet de penser des transformations radicales de notre droit : pourquoi par exemple ne pas permettre aux femmes d’avorter librement, quel que soit le stade de leurs grossesses ?

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? 

J’ai eu quelques enseignant.e.s marquant.e.s tel que mon prof d’économie, M. Balaszynski, qui nous introduisait l’air de rien à la pensée critique. Mais je pense que mes souvenirs les plus intenses sont liés à des luttes victorieuses ! Le retrait du contrat première embauche en 2006 par exemple ; ou plus récemment, alors que j’étais doctorante — c’est-à-dire mi-étudiante mi-chercheuse — lorsque les doctorant.e.s de Paris 1, de tous statuts et de toutes disciplines, se sont mobilisé.e.s pour réclamer de meilleures conditions de travail, jusqu’à la grève. C’était très fort de voir certaines personnes prendre conscience de leur condition de travailleur et travailleuse de la recherche.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Je regrette qu’il n’y ait pas plus de figures féminines de référence dans la littérature et plus largement dans la fiction. J’évoquerai donc quelques héroïnes qui m’ont marquée : Thelma et Louise, ou Simone de Beauvoir telle qu’elle se révèle dans son autobiographie. Certes il ne s’agit pas là d’une fiction mais est-ce que le récit de soi n’est pas toujours un peu fictionnel ?

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Je parlerais surtout de « droits fondamentaux » ou à tout le moins de droit de l’Homme avec une majuscule, plus inclusive. Il est évidemment difficile d’en choisir un puisqu’ils ne peuvent être conçus que comme un tout. Le droit au respect de la vie privée est incontournable en ce qu’il permet une approche très plastique et évolutive des droits fondamentaux, mais si on parle de droits qui ne sont pas actuellement exploités à leur plein potentiel j’évoquerai le droit à l’emploi ou le droit de résistance à l’oppression !

 

Auteur :M. B. C.


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