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La Cour de justice de la République en question
La mise en examen de l’ancienne ministre Agnès Buzyn par la Cour de Justice de la République en septembre 2021 remet sous les feux de l’actualité la Cour de Justice de la République. Pour mieux situer les enjeux de cette décision, Cécile Guérin-Bargues, professeure à l’Université Panthéon-Assas, auteur d’un ouvrage sur la CJR (Juger les politiques ? Dalloz, 2017), a bien voulu nous répondre.
Pourquoi une Cour de Justice de la République ?
La Cour de Justice de la République (CJR) a été créé, un peu dans la précipitation, par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, à la suite, à cette époque déjà, d’un drame sanitaire : l’affaire du sang contaminé. Face à la colère des familles des victimes, il s’agissait de mettre fin aux blocages inhérents au système antérieur, qui impliquait la difficile saisine d’une Haute Cour de Justice composée exclusivement de parlementaires. La révision constitutionnelle de 1993 crée donc la CJR, qui est compétente, en vertu de l’article 68-1 de la Constitution, pour juger des crimes et délits commis, par les membres du Gouvernement, dans l’exercice de leurs fonctions. Le premier procès devant la CJR est assez peu convaincant et met en lumière la difficulté à saisir le cheminement de la décision ministérielle comme les risques de confusion entre responsabilité politique et responsabilité pénale. La CJR rend son jugement le 9 mars 1999 : M. Laurent Fabius et Mme Georgina Dufoix sont relaxés tandis que M. Edmond Hervé est condamné, mais dispensé de peine.
Comment fonctionne-t-elle ?
La CJR est en réalité constitué de trois organes.
Les ministres étant plus que d’autres exposés aux plaintes infondées, une commission des requêtes a vocation à les filtrer. Elle apprécie s’il y a lieu de les classer sans suite ou de les transmettre au procureur général près la Cour de cassation, qui est le seul à pouvoir déclencher les poursuites. La composition de cette commission des requêtes — trois magistrats issus de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et deux conseillers maitres à la Cour des comptes — témoigne de la volonté de faire jouer ce rôle de filtre à des familiers de l’action administrative et financière de l’État. Ce premier organe est actuellement submergé de plaintes relatives à la gestion ministérielle de la pandémie.
La commission d’instruction est en revanche exclusivement formée de magistrats du siège à la Cour de cassation. C’est par elle que fut récemment interrogée Mme Agnès Buzin, ministre de la Santé de mai 2017 à février 2020. Les explications qu’elle a apportées ne semblent pas avoir convaincu les juges, puisqu’ils l’ont mise en examen. Ils estiment donc qu’il y a des « indices graves ou concordants » que la ministre ait pu commettre le délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Mme Buzin a par ailleurs été placée sous le statut de témoin assisté du chef d’abstention volontaire de combattre un sinistre. Ce statut intermédiaire signifie que les autorités de poursuite la soupçonnent d’avoir commis un tel délit, tandis que la commission d’instruction estime que les indices ne suffisent pas à justifier une mise en examen.
Enfin, la CJR, sous sa forme la plus connue est constituée par sa formation de jugement. Elle est composée de trois magistrats du siège à la Cour de cassation — dont l’un préside la CJR — et de douze parlementaires élus en nombre égal par l’Assemblée nationale et le Sénat. C’est devant cette formation de jugement que sera renvoyée Mme Buzyn, si la commission d’instruction, au regard d’éléments qui pourraient ultérieurement lui être soumis, ne décide pas de revenir sur sa décision et de prononcer un non-lieu.
La CJR est donc une juridiction de compromis qui s’efforce de concilier justice et politique. Elle témoigne d’un certain mélange des genres car elle confie majoritairement à des hommes politiques le soin de juger des actes accomplis dans l’exercice des fonctions ministérielles sur le fondement du droit pénal et de la procédure pénale.
Que nous apprend sa jurisprudence ?
Les jugements de la CJR sont rares. Elle n’a eu à juger que sept affaires depuis sa création. Outre l’affaire du sang contaminé, les plus importantes furent les trois volets de l’affaire Pasqua (CJR 30 avr. 2010), l’affaire Lagarde (CJR, 19 déc. 2016), et l’affaire Balladur/Léotard (CJR 4 mars 2021).
Globalement, la CJR peine à convaincre. L’instruction est généralement très longue, la commission d’instruction ayant tendance à refaire intégralement le travail mené à bien par le juge ordinaire, comme ce fut le cas par exemple dans les affaires Pasqua ou Balladur. Les procès sont souvent assez décevants pour des raisons liées à l’étroitesse de la compétence de la CJR. Celle-ci n’étant compétente qu’à l’égard des membres du Gouvernement, co-auteurs ou complices sont poursuivis devant les juridictions ordinaires. Directeurs de cabinet ou conseillers ministériels refusent alors bien souvent de venir témoigner devant la CJR par crainte de s’auto incriminer. Cette exception au principe de l’indivisibilité des poursuites a pu faire obstacle à la manifestation de la vérité dans les affaires Lagarde ou Balladur par exemple. Par ailleurs, parce que CJR et juridictions ordinaires se prononcent sur des faits identiques ou intimement liés, le risque de contradiction de jurisprudence est constant. Ainsi, en 2010, Charles Pasqua a été relaxé par la CJR de faits de corruption passive dans l’affaire du casino d’Annemasse, alors que la cour d’appel de Paris avait condamné à des peines d’emprisonnement deux prévenus pour corruption active de l’ancien ministre de l’intérieur ! De telles décisions ne peuvent que porter atteinte à l’image non seulement de la CJR mais aussi, plus globalement à celle de la justice et du monde politique. De manière générale, les condamnations devant la CJR sont rares, faibles et souvent assorties de jugement moraux qui n’ont pourtant pas grand-chose à faire dans une décision de justice.
Que préconisez-vous pour juger les politiques ?
Lorsque l’on examine la jurisprudence de la CJR, on s’aperçoit que les affaires qu’elle a eu à juger sont de deux ordres.
On a tout d’abord une série d’affaires qui relève de ce que l’on pourrait qualifier de « criminalité gouvernante ». Il s’agit d’actes de corruption, de concussions ou encore de détournement de fonds qui ont été facilités par l’exercice de fonctions gouvernementales. L’exemple type en la matière réside dans l’affaire Pasqua : un ministre de l’intérieur accorde une autorisation d’exploiter un casino en échange du financement de sa campagne électorale. Il me semble que ce type d’acte pourrait parfaitement relever des tribunaux ordinaires : en juger n’implique nullement de porter une appréciation sur une politique publique donnée.
Vient ensuite une autre catégorie d’affaires qui est très différente car elle relève cette fois de la mauvaise gestion d’un ministère. L’affaire Lagarde (délit de négligence pour ne pas avoir exercé de recours en annulation à l’encontre de l’arbitrage Tapie) ou l’affaire Buzyn en est l’illustration. Dans ce dernier cas, un procès devant la CJR aboutira à évaluer la pertinence des décisions prises en matière de lutte contre la pandémie à l’aune du droit pénal.
Dans ce type d’hypothèse, qui relèvent de la « maladministration », en l’absence de volonté de nuire ou d’enrichissement personnel, le bon exercice des fonctions ministérielles nécessite une sérénité qui impose que le droit pénal ne leur soit pas applicable. De la même manière qu’on ne poursuit pas un juge de la détention et de la liberté pour mise en danger de la vie d’autrui car il a remis en liberté quelqu’un qui, par la suite, a récidivé, il n’est pas sain, sauf à vouloir encourager l’inaction, de faire peser un risque pénal sur la prise de décision ministérielle. Parce que mener une politique suppose de trancher entre intérêts divergents, le dommage est consubstantiel à la décision gouvernementale. Dans cette perspective, le droit pénal apparait comme un instrument foncièrement inadapté à la décision ministérielle. En témoigne d’ailleurs les multiples requalifications des faits qu’est contrainte d’opérer la commission d’instruction de la CJR lorsqu’elle est confrontée à des affaires qui relèvent de la mauvaise gestion d’un ministère. De plus, le risque est grand, à travers le prisme pénal, d’oublier le contexte d’incertitude scientifique ou les contraintes administratives et politiques qui ont conditionné la décision et d’ériger des magistrats judiciaires en censeur de l’action du Gouvernement. Ce que l’on met en cause à travers ce type de procès c’est en effet une politique gouvernementale. Or, tel est précisément l’objet de la responsabilité politique et non de la responsabilité pénale.
Il serait donc bon de ne garder de la CJR que la seule commission des requêtes. La compétence des tribunaux ordinaires qui couvre déjà les actes délictueux ou criminels extérieurs aux fonctions (fraude fiscale par exemple), pourrait s’étendre aux actes volontaires commis dans l’exercice des fonctions ministérielles (diffamation, atteinte à la vie privée, prise illégale d’intérêt, etc.) ou à l’occasion de celles-ci (complicité d’escroquerie, abus de confiance, recel d’abus de biens sociaux, etc.). Les délits non intentionnels, ceux commis par négligence, imprudence, mauvaise appréciation des intérêts de l’État, c’est-à-dire tout ce qui renvoie aux insuffisances professionnelles du ministre, ne devraient en revanche relever que de sa seule responsabilité politique devant le Parlement. La commission des requêtes — éventuellement renforcée par la présence de quelques députés — serait ainsi chargée d’orienter les plaintes suffisamment fondées vers la responsabilité pénale et les juridictions répressives ou vers la responsabilité politique devant les autorités parlementaires. Enfin, afin d’éviter d’achopper une fois encore sur la faiblesse bien connue des mécanismes de responsabilité politiques sous la Ve République, on pourrait imaginer que la décision de ne mettre en jeu que la responsabilité politique du ministre entraine la création de droit et sans délai d’une commission d’enquête parlementaire aux pouvoirs renforcés, dont les conclusions feraient l’objet d’un débat inscrit de droit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Hélas une telle solution n’emportera que difficilement l’adhésion. Outre le fait qu’elle exige une révision de la Constitution, elle semble en décalage avec l’évolution de la société française. Celle-ci semble toujours plus prompte à considérer que, loin des subtilités des mécanismes de responsabilité politique, le procès pénal — fût-il devant la CJR — offre l’immense avantage, par sa mise en scène et sa médiatisation, de servir d’exutoire à la vindicte populaire.
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
Le propre du professeur d’université étant de demeurer un éternel étudiant, nul doute que le meilleur est encore devant moi ! Si maintenant je me tourne vers le passé, me viennent à l’esprit le week-end de graduation au King’s College de Londres, le dernier cours du professeur Delvolvé dans le grand amphi d’Assas et une soirée organisée autour de mon équipe de 24 heures pour fêter mon agrégation.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
Le héros serait sans doute Gwynplaine, « L’homme qui rit » de Victor Hugo. Défiguré dès sa plus tendre enfance, d’un inébranlable courage, il a le sens de la justice chevillé au corps. Il est le personnage central d’un roman baroque, difficile à saisir, mais d’une infinie richesse.
L’héroïne de fiction me vient moins spontanément à l’esprit. De manière générale, je me laisse davantage touchée par les récits autobiographiques. La voix anonyme d’« Une femme à Berlin » (journal 20 avril-22 juin 1945) son courage, sa lucidité et son humour au sein d’une situation abominable ou, de l’autre côté du spectre, celle d’Hélène Berr jeune étudiante juive qui nous a laissé une sorte de journal d’Anne Frank à la française m’ont profondément marquée.
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
Le droit à l’instruction, car il prépare l’avenir.
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