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[ 12 juillet 2019 ] Imprimer

La fin des « attendu que »

La fin des « attendu que » des arrêts de la Cour de cassation est prévue pour la fin de l’année 2019. La Cour vient de mettre en ligne les documents pour comprendre l’évolution de la rédaction de ses décisions. Pour des générations de juristes formés à leurs lectures, n’est-ce pas une révolution ? Pascale Deumier, professeur à l’Université Jean Moulin - Lyon 3 (Équipe de recherche Louis Josserand), auteur d’une Introduction générale au droit (LGDJ, 2019) et qui avait participé à la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, nous éclaire sur cette réforme attendue.

Quels sont les objectifs de la réforme du mode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation ?

La Cour de cassation souhaite tout simplement que ses arrêts soient mieux compris. Les discours et rapports de la Cour ont beaucoup insisté sur deux publics. Elle veut d’abord être mieux comprise par les justiciables, et non par les seuls juristes « formés à leurs lectures » comme vous le rappeliez. Il ne s’agit pas ici de nourrir le mythe d’un droit accessible à tous ou d’une décision de justice pouvant être pleinement comprise sans l’aide d’un juriste. Il s’agit de prendre acte du rôle central du juge dans la démocratie, de l’attention que lui portent médias et citoyens, et du fait que ce pouvoir exige un exercice transparent et qui évite d’entretenir les mécompréhensions. La Cour a également beaucoup mis en avant sa volonté d’être plus influente dans le dialogue qui se noue entre les juges à l’échelle internationale et européenne : en effet, difficile de dialoguer si vos interlocuteurs ne comprennent pas vos propos. Il est possible d’ajouter à ces objectifs mis en avant par la Cour de cassation que des arrêts mieux rédigés seront aussi utiles aux juristes (même si nous ne sommes pas tous d’accord sur la question de savoir si les arrêts dans leur rédaction traditionnelle sont clairs ou non), particulièrement lorsque la Cour de cassation modifie l’état du droit en fixant une jurisprudence : si le sens et la portée de ces arrêts sont plus clairs, la prévisibilité du droit en sort renforcée. 

La réforme de la motivation des arrêts modifie-t-elle le contenu des arrêts ?  

Trois évolutions sont en cours en matière de motivation et effectivement certaines sont plus substantielles et d’autres plus formelles. Les évolutions du contenu les plus évidentes concernent les arrêts les plus importants, ceux qui « font jurisprudence ». Du fait de leur importance, ces arrêts bénéficient depuis 2016 d’une motivation « enrichie » (ou « développée », la Cour de cassation semble changer de terminologie), au sens où leur contenu est enrichi d’explications supplémentaires, qui aident à situer la décision dans sa lignée jurisprudentielle (maintien de la jurisprudence antérieure, évolution, renversement ?) et à comprendre cette position (pourquoi maintenir ou modifier la lignée antérieure ?). Ces considérations ont toujours existé à la Cour de cassation ; seulement, elles sont longtemps restées inconnues des lecteurs. Elles ont commencé à être diffusées au début de ce siècle mais en dehors des arrêts, par exemple par voie de communiqués de presse ; elles sont désormais directement intégrées dans la motivation des arrêts. Une autre évolution de la motivation est plus ambivalente. En effet, la Cour de cassation présente comme une réforme de la motivation la nouvelle méthode qui doit être suivie pour pratiquer le contrôle de conventionnalité, qui est expérimentée depuis 2016 et présentée dans un Mémento diffusé sur son site en avril 2019. Cette évolution dépasse pourtant la seule question de la motivation : avec cette nouvelle méthode, elle modifie la façon de raisonner elle-même, et pas seulement son affichage, pour la rapprocher de celle pratiquée par la Cour européenne des droits de l’homme. Enfin, une troisième et dernière évolution concerne la motivation de tous les arrêts rendus par la Cour de cassation, importants ou non, qui seront bientôt rédigés dans un nouveau style, expérimenté depuis 2018 et dont la généralisation est annoncée pour la fin de l’année 2019 : cette fois, la modification est un changement de forme sans changement de contenu – du moins ce n’est pas son ambition première.

Quelle est cette nouvelle forme que vont prendre les décisions de la cour suprême à partir de la fin de l’année 2019 ?

Le langage juridique est par nature technique, il est inutile d’y ajouter en obscurité en recourant à un style de rédaction hermétique. La phrase unique, découpée en attendus, marque la rigueur d’un syllogisme, mais oblige à des contorsions, des incises et des subordonnées en cascade qui rendent plus difficile la compréhension. Après le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel (et bien après de nombreuses juridictions étrangères), la Cour de cassation renonce donc à cette forme pour passer au style direct, c’est-à-dire une motivation énoncée en plusieurs phrases, avec des points et des mots de liaisons. Les arrêts ainsi rédigés sont-ils plus clairs, moins clairs, aussi clairs que ceux en phrase unique ? Chacun pourra se forger sa conviction en allant voir sur le site de la Cour de cassation les exemples d’arrêts rédigés en deux versions, l’une en ancien style, l’autre en nouveau style. Mais au-delà du confort de lecture, il faut se demander ce qu’implique le changement de style. Il faudra d’abord que les arrêts prennent soin d’articuler clairement les différentes phrases, puisque l’articulation ne repose plus sur la succession d’attendus. Cette articulation se fera notamment grâce à un plan désormais affiché dans l’arrêt : I. Faits et procédure ; II. Examen du moyen (Énoncé du moyen puis Réponse de la Cour) ; III. Dispositif. Les étudiants ne seront guère déstabilisés par ce plan, pour le pratiquer régulièrement pour leurs « fiches d’arrêt », exercice qui perdra évidemment son intérêt avec le nouveau mode de rédaction. Qu’ils ne se réjouissent toutefois pas trop : leur génération devra continuer à se former à l’ancien mode de rédaction, pour que les juristes de demain soient toujours capables de comprendre, et donc de mobiliser dans leurs argumentations, les arrêts de la Cour de cassation antérieurs à 2019. Il sera d’ailleurs intéressant de voir ce qu’il adviendra de la jurisprudence classique lorsque les juristes, moins familiers du mode de rédaction d’alors, auront plus de difficulté à en saisir le sens et la portée et, peut-être, d’hésitation à les invoquer. Il s’agit ici d’un exemple des effets que peut produire sur le long terme un simple changement de style. Ce n’est pas le seul : les craintes portent aussi sur la perte d’identité de la Cour de cassation ou encore sur le risque de perdre la rigueur du raisonnement.

Justement, le justiciable doit-il craindre l'incarnation de la Justice, l'animation du juge ? 

Pour répondre, il faut d’abord se demander si le nouveau style de rédaction va amener cette incarnation, si le juge « bouche de la loi » va devenir un être animé. En effet, la rédaction en phrase unique jouait comme un carcan : difficile de se perdre en digressions, explications superflues, effets de style, lorsqu’il faut exprimer sa décision en une seule phrase. En outre, la Note et le Guide diffusés par la Cour de cassation envisagent des enrichissements de contenus assez nombreux (par exemple, les alternatives non retenues par l’arrêt ou les études d’incidences de la solution), sans marteler aussi fermement que le Conseil d’État la volonté que ce changement de style n’aille pas avec une perte de rigueur et d’autorité du raisonnement. C’est dès lors probablement la pratique de cette nouvelle motivation qui montrera si le style direct n’est qu’un changement de style ou, au-delà, une libération du raisonnement. Au mieux peut-on en l’état estimer que le changement de style pourrait annoncer une incarnation de la justice mais il est bien trop tôt pour prophétiser que cette incarnation aura lieu. Et plus encore qu’elle aura lieu du fait de ce changement de style. En effet, il ne faut pas confondre les mutations de forme et d’apparence et les mouvements plus profonds de la justice. Si l’incarnation doit avoir lieu, elle répondra à des considérations bien plus importantes : le nouveau rôle joué par les juges dans la société, le besoin pour cette même société d’incarnation du pouvoir, l’expansion de la pensée réaliste et pragmatique et la fragilisation des fictions, la difficulté grandissante à nier l’importance de la personnalité du juge et à la camoufler derrière la justice institutionnalisée, la modification du rapport à l’autorité, bref, si la question de l’incarnation de la justice se pose effectivement, ce serait réducteur de la ramener à la question de style, qui n’est que le vecteur d’expression de notre conception de la justice. 

Le questionnaire de Désiré Dalloz 

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiante ?

Mon meilleur souvenir d’étudiante, je le dois au professeur Philippe le Tourneau, en deuxième année, à Toulouse. Agacé par l’inertie de l’amphithéâtre, il nous avait interpellés en reprenant à notre compte cette image : « de même que pour la crapaude, le crapaud est beau, pour le juriste, le droit est beau ». Pour moi, ce fut plus qu’une boutade. À partir de ce moment-là, j’ai arrêté de n’aller en cours sans autre raison que… d’aller en cours : j’ai commencé à me demander si le droit était beau, pour moi, je me suis rendue compte que oui et je n’ai plus écouté les cours de la même manière. J’aime le droit, j’aime l’étudier, j’aime son art, j’aime son flou et ses incertitudes, j’aime ses discussions et ses argumentations. C’est mon crapaud. 

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Le Père Noël. Parce que c’est le seul auquel j’ai cru. Ce qui lui donne un net avantage sur James Bond ou Darcy. 

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Vous voulez dire est-ce que je préfère l’égalité de tous devant la loi ou la liberté d’opinion ? Le droit à la vie ou à la dignité de la personne ? Désiré Dalloz a l’esprit bien mal tourné ! Ma préférence se forge face au cas, lorsqu’il faut chercher à concilier des droits contradictoires, avec prudence, mesure et proportion.

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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