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La Justice selon Kafka
Attendre son jugement devant une porte close ? Être coupable ? Être innocent ? Se réveiller un matin transformé en cafard ? C’est bien l’œuvre de Franz Kafka que Laura El Makki, écrivaine, professeur à Sciences Po et Nathalie Wolff, maître de conférences, vice-doyen à la culture de l’UVSQ Paris-Saclay, auteure, explorent sous toutes ses coutures dans La justice selon Kafka (Dalloz, 2024), ouvrage collectif sous leur direction scientifique.
Quel est le contexte de la parution de votre livre ?
Notre livre paraît à l’occasion du centenaire de la mort de Franz Kafka qui s’est éteint le 3 juin 1924, à l’âge de 41 ans emporté par une tuberculose pulmonaire, dans un sanatorium près de Vienne. La nouvelle traduction de ses œuvres récemment entreprise par Jean-Pierre Lefebvre dans la collection « La Pléiade » avait déjà jeté une lumière nouvelle sur sa lecture. La biographie en trois tomes de Reiner Stach, parue en 2023 et 2024 (et traduite aux éditions du Cherche Midi) avait permis de redécouvrir un Kafka plus complexe qu’on ne l’imagine souvent, et plus gai aussi.
Toutes les deux grandes lectrices de Kafka, nous avions commencé à nous intéresser à ses réflexions sur la justice dans un ouvrage que nous avons publié il y a deux ans, Des hommes, des femmes, nos libertés (Dalloz, 2022), et dans une anthologie Kafka Justicier ? (Gallimard, Folio 3 euros, 2024) que nous avons également conçue toutes les deux. Alors, cent ans après sa mort, il était naturel et important pour nous de poursuivre ces travaux autour de cet écrivain exceptionnel, traduit dans le monde entier, et incontournable pour penser la justice. Nous avons ainsi organisé un colloque intitulé la Justice selon Kafka. Celui-ci s’est tenu au mois d’avril 2024, en partenariat avec le Centre culturel tchèque qui nous a accueillies rue Bonaparte, à Paris. Et pour rendre compte des multiples facettes de l’auteur, de la richesse de son œuvre et de sa personnalité, ce colloque et ce livre réunissent des juristes — universitaires ou praticiens du droit —, des chercheurs en littérature, mais aussi des éditeurs, traducteurs et des artistes.
En quoi Franz Kafka est-il lié au monde juridique ?
Tous les chemins relient Kafka au monde juridique ! Il était juriste, rappelons-le. Après avoir obtenu un doctorat de droit, il fait toute sa carrière à l’Office d’assurances contre les accidents du travail pour le royaume de Bohème. Il fixe le montant des indemnités, rencontre les victimes ou leurs proches, formule des propositions pour réduire les risques d’accidents, analyse les textes et jurisprudences. S’il excelle dans ce domaine, Kafka ne cesse pourtant d’affirmer son dégoût du droit.
Ce droit qu’il déteste devient l’un de ses principaux sujets littéraires. La loi est omniprésente dans son œuvre : la loi familiale, la loi talmudique, mais aussi la loi juridique. Prenons l’exemple de son roman le plus connu, Le Procès : son intitulé est éloquent. Comme son intrigue qui porte sur l’histoire d’un homme, K., accusé sans raison et confronté à une justice aussi lointaine qu’inhumaine. La matière juridique est aussi au cœur de sa célèbre nouvelle Dans la colonie pénitentiaire où la sentence des accusés est gravée dans leur chair par une machine monstrueuse ; le droit irrigue aussi d’autres textes plus méconnus, tel Défenseurs où le personnage principal cherche un avocat, et puisqu’il faut toujours être défendu, il arrive que celui-ci soit un cheval, comme dans Le Nouvel Avocat ! La présence du droit se retrouve encore dans Étrange Coutume judiciaire, un étrange fragment du Journal de Kafka sur l’absurdité de la peine de mort.
En quoi son œuvre invite-t-elle à réfléchir sur le droit ?
Si le droit est partout, la Justice n’est paradoxalement nulle part. Chez Kafka, elle est toujours insaisissable et inaccessible pour les personnages qui y sont confrontés. Les hommes sont coupables de ce qu’ils font et même de ce qu’ils n’ont pas encore fait. La responsabilité est innée, la culpabilité ontologique. La justice est une mécanique violente, un monstre qui, toujours, rattrape les hommes.
Lire et relire Kafka, nous incite à réinterroger sans cesse le fonctionnement, rôle et insuffisances de notre justice qui disent beaucoup de notre humanité. Même comme un contre-modèle, la justice kafkaïenne nous rappelle que la nôtre peut également être indéchiffrable par le plus grand nombre, voire inhumaine. Les procédures — qui viennent pourtant de l’étymologie latine « avancer » — apparaissent si lentes et contraignantes que certains leur préfèrent le tribunal de l’émotion des réseaux sociaux. Dans la lignée de Beccaria, Condorcet et Montesquieu, Kafka questionne en permanence la faute et la place du condamné. Il anticipe ainsi la réflexion de Camus, d’Orwell ou de Badinter, et demeure une source d’inspiration pour le juriste contemporain face aux défis actuels et à venir.
Quel est le pouvoir littéraire de Kafka sur le droit ?
L’œuvre de Kafka est compréhensible de tous et universelle, elle a traversé le siècle. Sa force tient à une écriture sobre, un vocabulaire simple, et un langage imagé. Procédant souvent par allusion, Kafka nous plonge dans une sorte de réalisme magique et d’inquiétante étrangeté. Il incite ainsi le lecteur à cet effort d’imagination propre à faire de nous des êtres critiques. Il n’est ni moraliste, ni fataliste, et combat l’arbitraire en faisant la lumière sur les injustices, comme une vigie, un « lanceur d’alerte » dirait-on aujourd’hui. Tel est, à notre sens, le pouvoir de la littérature qui éclaire toujours le droit, l’inspire souvent, l’anticipe même parfois. En tout cas, une invitation à poursuivre ce dialogue si riche entre le droit, la littérature et les arts !
Le questionnaire de Désiré Dalloz
Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?
L. E. M. : L’émulation ressentie en hypokhâgne est un souvenir vivace. L’impression d’être au pied d’une montagne à gravir et la certitude que la difficulté était devant moi n’étaient que de courtes inquiétudes. J’étais heureuse d’apprendre autant, tous les jours, jusqu’à épuisement. Je n’ai jamais retrouvé ce plaisir marathonien des connaissances, ni la camaraderie de cette année si particulière, hors du temps. J’y ai noué des amitiés importantes, et encore essentielles.
N. W. : J’ai beaucoup aimé mon hypokhâgne, cette exceptionnelle ouverture sur la littérature, puis mes années d’études à la faculté de droit d’Assas, les amitiés nouées, l’envie d’apprendre, sans compter la fameuse soirée où nous dansions sur les tables du Grand Amphi ! Mais je garde un souvenir particulièrement ému des cours de master du professeur Yves Jégouzo qui m’a donné envie de poursuivre en thèse de droit de l’environnement à une époque où bien peu de gens s’intéressaient à cette question.
Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?
L. E. M. : Mrs Dalloway, dans le roman de Virginia Woolf, pour la profondeur de sa voix, tout ce qu’elle pense et ne dit pas, ou ne dira jamais. Et Aurélien, le seul, celui de Louis Aragon. Il demeure un personnage très énigmatique, très important pour moi. Son ombre dans les rues de Paris, le mouvement de ses bras dans l’eau, son goût de l’absolu. Il donne son titre à l’un de mes romans préférés.
N. W. : Le cinéma, et plus encore la littérature, sont deux passions qui façonnent mon quotidien. Alors pas facile de retenir deux figures seulement … Mais je mentionnerais Antoine Doinel, personnage central des films de François Truffaut, avec sa voix si particulière. Je voue une profonde tendresse aux anti-héros. Du côté des héroïnes, le personnage d’Alice au pays des Merveilles dans le livre de Lewis Carroll, du fait de son étrangeté. Alice tient la fameuse posture de l’étonnement et de l’émerveillement, et ça m’émerveille !
Quel est votre droit de l’homme préféré ?
L. E. M. : La liberté d’expression ! J’écris des livres, j’aime en lire. Je ne sais pas comment nous ferions sans elle.
N. W. : Pareil ! Les rédacteurs de la Déclaration des droits de 1789 ne se sont pas trompés en se référant à l’« un des droits les plus précieux de l’Homme ».
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