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[ 12 décembre 2019 ] Imprimer

La liberté d’expression à l’Université

« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » Cette phrase attribuée à tort à Voltaire exprime néanmoins sa philosophie. Elle réunit de nombreux juristes face aux derniers événements qui se sont produits au sein des universités (annulation des conférences de Sylviane Agacinski ou de François Hollande). Patrick Wachsmann, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, auteur d’un manuel de Libertés publiques, a bien voulu répondre à nos questions sur ce thème.

Quelles sont les particularités de la liberté d’expression à l’Université ?

Il faut distinguer selon l’auteur des propos considérés. S’il s’agit d’un enseignant, liberté d’expression et principe d’indépendance se conjuguent pour donner à la première une extension maximale (qui ne saurait cependant être totale : un professeur n’est évidemment pas affranchi du respect de la loi pénale, simplement celle-ci devra être interprétée compte tenu des égards dus à la liberté académique). Pour ce qui concerne les interventions d’autres personnes (étudiants, invités extérieurs) dans le cadre de manifestations abritées par l’Université, on en revient au droit commun de la liberté d’expression, le contexte invitant cependant à faire preuve, ici aussi, de la plus grande tolérance, notamment parce qu’on peut présumer qu’un débat d’intérêt général est en cause.

Quelles sont les particularités relatives au maintien de l’ordre au sein de l’Université ?

La police des locaux universitaires est confiée au président de l’Université. Il lui appartient à ce titre de prendre les réglementations convenables, ainsi que les mesures nécessaires au bon ordre dans l’établissement. Il peut faire appel à la force publique en cas de nécessité. Il faut rappeler qu’en vertu de l’article 431-1 du Code pénal, le fait « d’entraver d’une manière concertée et à l’aide de menaces l’exercice de la liberté d’expression (…) de réunion ou de manifestation » est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, peines triplées en cas de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations. Il appartient en conséquence aux présidents des universités de prendre les mesures adéquates pour éviter que la liberté d’expression ne soit menacée dans leur établissement, comme l’ont rappelé justement les auteurs d’une tribune publiée dans le journal Le Monde.

Quelles sont les relations de la liberté d’expression et de la liberté de manifestation ?

La première englobe la seconde : manifester contre la tenue d’une conférence, c’est aussi user de son droit à la liberté d’expression. Le devoir de l’autorité de police est de permettre aux deux opinions affrontées de s’exprimer également, ce qui peut supposer le déploiement des effectifs nécessaires à cette fin, selon la logique exposée par le Conseil d’État dès son arrêt Benjamin de 1933.

Pourquoi dit-on « liberté d’expression » et non « droit d’expression » ?

Peut-être pour marquer la dimension collective qui s’attache à l’exercice de cette liberté, essentielle dans une société démocratique. Mais le droit, subjectif, de s’exprimer est bien garanti en France. 

Faut-il craindre une restriction de la liberté d’expression à l’Université ?

L’Université n’est pas extérieure aux passions qui parcourent la société tout entière. L’époque n’est certes pas à la tolérance : l’expression d’idées ou d’opinions « qui heurtent, choquent ou inquiètent (…) une fraction quelconque de la population », pour reprendre les termes de l’arrêt Handyside rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en 1976 est difficilement acceptée par certains. Chacun a une tendance regrettable à ériger ses conceptions en absolu, sans se soucier de permettre l’échange d’arguments ou la prise en considération d’un point de vue autre. Les idéaux les plus respectables sont alors mis en avant par les intolérants de tous ordres pour faire taire tous ceux qui ne se conformeraient pas à ce qu’ils érigent en politiquement (et moralement) correct : on combat le port de masques noirs par des acteurs, sans se soucier une seconde d’en interroger le contexte, on déclare a priori telle personne indésirable, on décrète par principe impossible la discussion sur certains sujets – les usages politiques de l’islam, la pratique des mères porteuses aujourd’hui, et demain quoi ? Il faut lire ou relire le magnifique roman de Philip Roth, La tache, pour mesurer le danger qui nous menace. Si l’Université ne peut plus être le lieu où s’organisent des débats permettant un échange d’arguments rationnels — ou non rationnels d’ailleurs — sur quelque question que ce soit, si elle ne fait plus place qu’à l’expression des idées reçues, convenues ou à la mode, elle trahit sa mission, qui est de permettre de penser le monde, avec ce que cela suppose d’innovation, de non-conformisme ou de provocation.

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ? Ou le pire ?

Les meilleurs : la lecture de certains livres, articles ou notes, d’une intelligence enthousiasmante. Des noms ? Quelques-uns, dans l’ordre alphabétique : Paul Amselek, Charles Eisenmann, Hans Kelsen, Jean Rivero, Paul Reuter, Michel Troper, Prosper Weil.

Quel est votre héros de fiction préféré ?

Héroïne : la Léonore de l’opéra Fidelio de Beethoven

Héros : Ulrich, le héros de L’homme sans qualités de Robert Musil, parce que passent en lui toutes les incertitudes et toutes les tentations contradictoires de l’homme contemporain.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Je n’entends renoncer à aucun.

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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