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[ 4 février 2021 ] Imprimer

La notion de « tolérance » en droit

Une des définitions de la tolérance par le dictionnaire Larousse est l’« Attitude de quelqu'un qui admet chez les autres des manières de penser et de vivre différentes des siennes propres ». Où se situe la tolérance en droit ? Sebastien Van Drooghenbroeck, Professeur ordinaire à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, Professeur invité à l’Université de Paris 2 (Panthéon Assas) et Assesseur au Conseil d’État (Belgique), a bien voulu nous répondre sur cette délicate question.

Quelles sont les sources juridiques de la tolérance en droit européen ?

Il n’y a aucune norme de droit européen qui, de manière expresse, prescrive la « tolérance » et l’ouverture à l’altérité qui lui est corrélative. Ces idées sont en revanche sous-jacentes à certaines de ces normes. La tolérance s’aperçoit entre les lignes de l’article 22 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, aux termes duquel « L'Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique ». Elle forme également l’un des traits de l’idéal de la « société démocratique » qui, dans la Convention européenne des droits de l’Homme, constitue l’arrière-fond au regard duquel va devoir être appréciée la validité des limitations à certains droits et libertés. Les mots de l’arrêt Handyside c/ Royaume-Uni du 7 décembre 1976 sont, à cet égard, demeurés célèbres : il n’y a pas de « société démocratique », au sens de la Convention, sans « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture ». Dans cette perspective, nous dit encore la Cour (arrêt Gorzelik et autres c/ Pologne, 2004), une société pluraliste et véritablement démocratique doit non seulement respecter l'identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse de toute personne appartenant à une minorité nationale, mais également « créer des conditions propres à permettre d'exprimer, de préserver et de développer cette identité ». La diversité des visions du monde et des manières de vivre est, comme on le voit ici, non pas simplement un « donné » auquel on doit se résoudre, mais également une ressource, une richesse qu’il convient de cultiver. Dans cette optique, l’État ne pourrait faire de l’intolérance à l’Autre, qu’elle soit la sienne propre ou qu’elle soit celle – réelle ou supposée – d’une partie de la population, un argument valable pour limiter les droits et libertés de cet Autre. La Cour de Strasbourg a eu l’occasion de le rappeler récemment (19 janv. 2021) dans son arrêt Lacatus c/ Suisse, qui concernait la répression pénale de la mendicité. À la Suisse, qui mettait en avant le risque que cette mendicité suscite dans la population des réactions de « rejet », « d’agacement », de « réprobation ouverte », ou encore - nous y voici - « des manifestations d’intolérance », et que le calme et l’attractivité touristique de la Ville de Genève s’en trouvent ainsi affectés, la Cour répondit – selon moi, à bon droit – de manière particulièrement tranchante : « la motivation de rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas légitime au regard des droits de l’homme ».

Quels domaines sont couverts par cette notion ?

La norme de tolérance sous-jacente à l’idéal de la société démocratique va trouver à s’appliquer à toutes les facettes de la liberté d’expression, en ce compris de ses lex specialis que sont la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté de religion ou de conviction, le droit de vote et d’éligibilité, ou encore, la liberté d’enseignement et ce, pour en déterminer les limites admissibles. Ainsi, sur l’ensemble de ces terrains, la Cour européenne des droits de l’Homme a coutume de rappeler que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, « la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante » (S.A.S c/ France, 2014). La tolérance attendue sur ce point peut aller très loin, particulièrement s’agissant du discours politique. Plusieurs arrêts affirment en effet que les idées politiques qui contestent l’ordre établi et dont la réalisation est défendue par des moyens pacifiques doivent se voir offrir une possibilité convenable de s’exprimer à travers l’exercice de la liberté de réunion ainsi que par d’autres moyens légaux. La tolérance inhérente à la société démocratique doit également exister vis-à-vis des identités culturelles particulières, des modes de vie des uns et des autres ou des schémas familiaux qui sont les leurs. Dans un arrêt Bayev et autres c/ Russie (2017), la Cour énonce ainsi que l’attitude d’un État qui alimente la stigmatisation et les préjugés à l’égard des homosexuels est « incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique ».

Quelles sont les limites à la tolérance ? Faut-il tolérer l’intolérant ?

C’est là un débat lancinant en philosophie politique et dans la théorie des droits humains. La démocratie doit-elle aller jusqu’à donner à ses ennemis les armes de sa propre destruction, pour paraphraser Goebbels, ou doit-elle être au contraire être apte à se défendre quitte, pour ce faire, à priver de protection les activités liberticides ? Le Droit de la Convention européenne des droits de l’Homme privilégie la seconde attitude. Selon un arrêt Erbakan (2006), « on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance ». Plus encore, l’article 17 de la Convention, traduisant l’idée selon laquelle il n’y pas de liberté pour les ennemis de la liberté, permet de déchoir certains droits de protection lorsqu’un individu ou un groupement d’individus tente de retourner la Convention contre elle-même. On trouve une application tout à fait intéressante de cette disposition dans la récente affaire Ayoub et autres c/ France (oct. 2020), à propos de la dissolution d’associations d’extrême droite (la « Troisième Voie », l’« Œuvre française » et les « Jeunesses nationalistes »). La même fermeté est appliquée aux discours négationnistes, antisémites et homophobes, ainsi qu’aux discours d’incitation au terrorisme, à la haine ou à la violence fondée sur l’intolérance religieuse. Le message est net, très explicite, et, à mon estime, tout à fait justifié. À la lumière de celui-ci, les critiques dont la jurisprudence de la Cour ont parfois fait l’objet ces derniers temps me paraissent totalement incompréhensibles, et a fortiori parfaitement infondées : ni la Convention, ni sa principale interprète n’empêchent que la démocratie puisse se défendre efficacement, mais de manière juste. Je ne puis que vous renvoyer, sur ce point comme sur d’autres, à un très beau papier publié récemment par ma collègue Laurence Burgogne-Larsen (RDLF 2020. Chron 73).

Le questionnaire de Désiré Dalloz

Quel est votre meilleur souvenir d’étudiant ?

Dans les auditoires, le cours de Théorie et pratique de la fonction de juger du Professeur Jacques van Compernolle. Hors des auditoires, une gigantesque bataille de boules de neige, dans la ville universitaire de Louvain-La-Neuve, durant une nuit entière.

Quels sont votre héros et votre héroïne de fiction préférés ?

Ignatius J. Reilly, le personnage central de la Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Égocentrique, dédaigneux, méprisant, arrogant, intolérant, persuadé de son génie. Mais follement drôle.

Quel est votre droit de l’homme préféré ?

Cela varie selon les périodes. En ce moment, j’ai beaucoup d’affection pour le droit à la transparence administrative. Plus que jamais, la confiance du citoyen dans les pouvoirs publics requiert que ceux-ci soient capables d’ouvrir leurs dossiers et de motiver leurs décisions. 

 

Auteur :Marina Brillé-Champaux


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